Face aux crises environnementales, aux tensions géopolitiques, aux vulnérabilités économiques, une question devient de plus en plus pressante : comment construire un monde capable d’être stable malgré la tempête ? Comment imaginer des projets, des organisations, des modes de vie qui résistent aux crises, s’adaptent aux changements et persistent dans le temps, en s’appuyant sur les liens sociaux et aux vivants. Des projets qui misent sur la robustesse, comme antidote au culte de la performance.
Dans plusieurs articles précédents, mon collègue Alain Geerts et moi-même avons exploré ce concept de robustesse, tel que développé par le biologiste Olivier Hamant. Nous avons défini ce que recouvre cette notion et en quoi elle est pertinente pour faire face à un monde incertain. Nous avons relayé des exemples de projets robustes et exploré sa dimension politique à travers la notion d’incohérence fertile, qui nous invite à valoriser la complexité plutôt que la cohérence rigide.
Dans ce nouvel article, nous explorons une approche pour construire des projets robustes. Car la robustesse ne se décrète pas — elle se cultive. Elle repose sur une série de principes et de pratiques que nous allons explorer à travers quatre étapes proposées par Olivier Hamant.
- Créer des nouveaux récits pour mobiliser
- S’arrêter pour permettre la transformation
- Trier selon des critères robustes
- Se projeter sur le temps long pour transmettre
Cet article ne pourra qu’effleurer la profondeur de cette approche (des ressources complémentaires sont proposées en fin de texte), mais nous l’illustrerons concrètement avec un exemple inspirant : le projet Neoloco, présenté lors d’un café robuste organisé par le CRIE de Mouscron.
1. Créer de nouveaux récits pour mobiliser
Tout projet robuste commence par un changement de récit. Car pour mobiliser durablement, il ne suffit pas de proposer des solutions techniques : il faut raconter une autre histoire. Une histoire capable de faire évoluer notre regard sur le monde, nos mots, nos imaginaires — bref, notre cadre de pensée.
Prenons l’agriculture. Dans notre langage courant, nous parlons de nuisibles, de mauvaises herbes, de bioagresseurs. Nous disons le désert avance, comme si ce phénomène était naturel. Mais c’est bien notre modèle agricole qui désertifie les sols. Ce vocabulaire guerrier façonne une vision du vivant comme ennemi à combattre — une vision simpliste, linéaire, conflictuelle.
Changer de récit, c’est abandonner cette posture de domination. C’est apprendre à considérer le vivant non comme une menace, mais comme un allié, un partenaire. Le biologiste Olivier Hamant propose une image forte pour ancrer cette prise de conscience : la Terre est une minuscule boule bleue dans l’immensité noire et vide de l’univers. La vie sur notre Terre n’y existe que dans une fine pellicule, fragile, comme une bulle de savon. Ce simple fait nous rappelle combien la vie est précieuse — et combien la préserver est urgent. Le philosophe Baptiste Morizot abonde dans ce sens. Pour lui, « le vivant n’est pas une petite chose fragile mais un allié ». Il s’agit de « raviver les potentiels, les dynamiques, les capacités de la vie à se guérir elle-même dès qu’on arrête de la maltraiter. »
Changer de récit, c’est aussi changer de perspective. Olivier Hamant cite l’univers de Tolkien comme un exemple d’imaginaire incluant des éléments de robustesse: peu de technologie, une cohabitation entre humains et non-humains, une éthique de la lenteur, des anti-héros ordinaires, une approche écocentrée et écoféministe. Ces récits ne mettent pas l’humain au centre, mais nous replacent dans un milieu vivant, peuplé d’interdépendances.
Créer un nouveau récit, c’est précisément cette logique que suit Neoloco, un projet ancré à Forges-les-Eaux, en Normandie. Co-porté par Arnaud Crétot, Neoloco développe une activité de boulangerie et de torréfaction solaire, tout en cultivant un récit de relocalisation, de sobriété, de solidarité et de low-tech. Ils ont créé une fresque montrant un autre futur possible, en collaboration avec l’illustrateur Vito, pour donner à voir ces principes autrement : ralentir, relier, réparer, transmettre.

Un autre récit est non seulement possible — il est déjà en train d’émerger.
2. S’arrêter : créer un espace de transformation
Dans un monde où tout s’accélère, prendre le temps de s’arrêter peut sembler contre-intuitif. Pourtant, c’est une étape essentielle pour tout projet robuste. Comme un conducteur qui freine avant de tourner, un projet doit marquer une pause pour s’orienter autrement.
S’arrêter, ce n’est pas abandonner ou ralentir par faiblesse — c’est créer un vide fertile, un espace où la transformation peut advenir. C’est en interrompant l’agitation que de nouvelles questions émergent, que les certitudes vacillent, que des graines inédites peuvent germer.
Concrètement, cela peut prendre des formes très diverses : une retraite d’équipe pour faire le point sur le sens du projet, une formation qui ouvre de nouveaux horizons, un congé sabbatique pour décaler le regard, un atelier participatif pour reformuler les enjeux à plusieurs voix.
Ces moments permettent de sortir de la “roue du hamster” et de remettre en cause non pas seulement les réponses, mais les questions elles-mêmes. Questionner les questions. Trop souvent, nous nous précipitons vers des solutions superficielles, voire contreproductive, parce que les problèmes ont été mal compris, au nom de l’efficacité.
Albert Einstein le disait avec justesse : “Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais 55 minutes à réfléchir au problème, et 5 minutes aux solutions.”
Une méthode simple peut guider cette exploration : celle des “5,7 ou 9 pourquoi”. Il s’agit de questionner plusieurs fois une réponse pour remonter à la source du problème. Si la réponse reste floue ou circulaire, c’est que la vraie question n’a pas encore été atteinte.
Questionner les questions, c’est ce qu’a fait Arnaud Crétot, le fondateur de Neoloco. Avant de lancer son activité, il a pris cinq ans pour explorer le sujet de l’énergie. Avec un ami, ils ont voyagé pour étudier des modèles énergétiques alternatifs à travers le monde. Leur découverte principale ? L’énergie n’est pas qu’une affaire technique, c’est avant tout un enjeu social.
Ce constat a profondément transformé la manière dont Arnaud a conçu son projet. Travailler avec l’énergie solaire, c’est accepter son intermittence. Il a donc dû repenser chaque étape de fabrication du pain : Faut-il vraiment pétrir la pâte ? L’histoire montre que le pétrissage intensif est une norme industrielle récente, née de la guerre et de la standardisation des farines. En revenant à des levains plus vivants et des temps plus longs, il a transformé une contrainte en levier d’innovation sociale. S’arrêter, dans ce cas, a permis de redéfinir le sens même du métier de boulanger. Et d’inventer une autre manière de produire — en phase avec les limites du vivant.
3. Trier selon les critères de robustesse
Choisir fatigue. C’est un fait biologique : chaque décision que nous prenons consomme de l’énergie mentale. Plus nous sommes sollicités, plus notre capacité de discernement s’épuise — et plus nos choix deviennent automatiques, biaisés, ou simplificateurs.
Dans un projet robuste, il ne s’agit pas de choisir vite, mais de choisir bien. Cela suppose de créer les bonnes conditions pour décider : en ralentissant le rythme, en limitant les distractions, ou en mobilisant l’intelligence collective. Des approches comme les assemblées citoyennes tirées au sort, la stretch collaboration, les laboratoires sociaux, la sociocratie permettent de faire émerger des décisions ancrées dans la complexité du réel. Leur point commun : en s’appuyant sur le collectif, elles refusent de simplifier à outrance. Elles cherchent à inclure les paradoxes, les contradictions, les angles morts. Car la robustesse n’est pas l’absence de désordre ; c’est l’art de l’intégrer. Cela implique d’accepter la lenteur, les boucles de rétroaction, l’autocritique, les redondances.
Cela implique aussi un critère fondamental : la santé commune. Un projet robuste, au minimum, ne doit pas nuire. Mieux encore, il devrait contribuer à la santé :
- des milieux naturels (eau, sols, biodiversité),
- de la société (cohésion, entraide, équité),
- des êtres humains (bien-être physique, mental, émotionnel).
Le schéma ci-dessous, (qui n’est pas sans rappeler celui de la soutenabilité forte1) proposé par Olivier Hamant, illustre ces interdépendances : la santé naturelle soutient la santé sociale, qui elle-même soutient la santé humaine. Et non l’inverse. La robustesse, c’est inverser la pyramide économique : ce n’est plus l’économie qui dicte les règles, mais le soin aux milieux naturels et à la société permettant ensuite une économie soutenable.

Trier selon des critères de robustesse, c’est donc bien plus qu’un choix stratégique. C’est une posture : celle qui consiste à ne plus séparer les questions techniques, sociales, écologiques et humaines.
- Se projeter sur le temps long pour transmettre
Dans le monde de la performance, on se projette pour se prolonger soi-même : construire des abris souterrains pour survivre à l’effondrement, rêver d’une autre planète à coloniser, anticiper les tendances pour rester en tête. Cette projection vise à s’extrairedu monde plutôt qu’à vivre avec pleinement. Dans celui de la robustesse, on se projette pour transmettre : un savoir, un geste, un rapport au monde. Ce n’est plus de rendement qu’il s’agit, mais de reliance et de continuité.
Cette projection sur le long terme suppose un changement de focale. Il ne s’agit plus simplement de préserver la planète pour les générations futures, mais bien de former des générations futures capables de prendre soin de la planète.
C’est là que l’éducation entre en jeu. Une éducation robuste, ce n’est pas simplement une transmission de connaissances figées. C’est une éducation vivante, qui forme à la coopération plutôt qu’à la compétition, la découverte plutôt qu’à la répétition, l’autonomie plutôt qu’à la conformité.
Des écoles alternatives l’incarnent déjà : des lieux où les enfants apprennent à penser ensemble, avec le vivant, à poser des questions plutôt qu’à réciter des réponses, à faire l’expérience du doute, de l’erreur, du tâtonnement. On y cultive ce que certains appellent une “frustration fertile” : cet inconfort léger mais structurant qui pousse à chercher, à inventer, à dialoguer.
Chez Neoloco, cette dimension est également présente. Le projet n’est pas pensé comme une fin en soi, mais comme un terrain d’expérimentation transmissible. Une démarche qu’on peut documenter, partager, adapter ailleurs. L’enjeu n’est pas seulement de durer, mais de laisser des traces fécondes.
Autrement dit, le projet robuste ne vise pas la pérennité individuelle, mais la continuité collective.
Conclusion
Construire des projets robustes, c’est accepter une forme d’inefficacité apparente : l’inachèvement, les redondances, les hétérogénéités, les lenteurs, les paradoxes. Autant d’éléments qui, loin d’être des défauts, sont les conditions mêmes de l’adaptabilité dans un monde fluctuant.
La robustesse, c’est s’inspirer du vivant et de sa manière de se réguler, de coopérer, de se renouveler. Comme une nuée d’oiseaux en plein vol : ce ne sont pas les individus au centre, rigides et figés, qui font bouger la formation, mais bien ceux en périphérie, aux marges, qui ajustent leur trajectoire, impulsent des changements et maintiennent l’ensemble en mouvement.
Devenir robuste, cela demande du temps. Du récit. Des pauses. Des choix partagés. De la transmission. Et surtout, une audace : celle de remettre en question la performance comme valeur centrale. Il y a urgence.
Ressources
- Cafés robuste, ressources, formation proposés par le CRIE de Mouscron www.larobustesse.org
- Cours Sator sur la robustesse https://www.sator.fr/cours/construire-la-robustesse
- François Collart Dutilleul, Olivier Hamant, Ioan Negrutiu, Fabrice Riem, Manifeste pour une santé commune. Trois santés en interdépendance : naturelle, sociale, humaine, Les Editions Utopia, 2023
- La méthode TELED : méthode mise au point par Neoloco qui permet aux entreprises ou aux collectivités d’adapter leur organisation à l’accès variable à l’énergie et aux ressources (matières premières, eau, etc.).
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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- Voir par exemple ici pour une définition https://theconversation.com/agriculture-passer-dune-durabilite-faible-a-une-durabilite-forte-200652 ↩︎
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