Dieselgate : 320 morts par an

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Dans le cadre du scandale du dieselgate, il a beaucoup été question de normes d’émissions d’oxydes d’azote (NOX), de systèmes de dépollution, de tests des véhicules, d’interprétation de la législation européenne. Un aspect a malheureusement été peu débattu, une vérité que peu de monde – et surtout pas le secteur – ne veut affronter : les émissions excédentaires ont tué et tuent toujours. Au moins 320 personnes par an en Belgique, selon les calculs d’Inter-Environnement Wallonie.

Le 18 septembre 2015, l’administration américaine révélait au grand public que le groupe VW utilisait des dispositifs illégaux garantissant que certaines voitures diesel respectaient les normes de pollution quand elles étaient testées – mais pas sur la route. Il apparut vite que la majorité des voitures diesel modernes – celles-là même dont les constructeurs vantent les performances environnementales – dépassaient très largement les normes d’émissions d’oxydes d’azote (NOX) en conditions réelles. Le scandale du dieselgate était né.

Qui trichait ? Comment ? Qui savait ? Quels étaient les coupables ? Mais en fait, y avait-il vraiment triche ? Toutes ces questions largement débattues en ont relégué une, plus fondamentale, aux oubliettes : combien de victimes les dépassements des normes d’émissions ont-ils causé ? Car les oxydes d’azote tuent. Au moins 75.000 personnes par an en Europe, selon l’Agence européenne de l’environnement. Inter-Environnement Wallonie a tenté de quantifier le nombre de décès imputables au fait que les voitures diesel récentes ne respectent pas les normes.

Dépassement des seuils d’émissions nationaux

La directive (UE) 2016/2284 fixe des plafonds aux émissions nationales de certains polluants. Les Etats sont tenus de réaliser les inventaires nationaux en se conformant à certaines procédures bien définies 1. Pour la Belgique, le plafond d’émissions d’oxydes d’azote actuel est de 176 milliers de tonnes par an (kt/an).

Le non-respect des normes d’émissions par les voitures en conditions réelles de conduite est en partie responsable des dépassements de seuils d’émissions nationaux. Le Etats « règlent » généralement le problème par le biais des flexibilités de la législation européenne. Celle-ci permet en effet de déduire des inventaires nationaux les émissions dont on peut faire la preuve qu’elles résultent de facteurs imprévisibles (cette disposition est classiquement appelée « mécanisme d’ajustement »). Ainsi, pour l’année 2016, les inventaires réalisés par les autorités belges estiment à 182 kt les émissions annuelles totales d’oxydes d’azote, au-dessus du plafond national de 172 kt. La Belgique demande dès lors de pouvoir soustraire une certaine quantité d’émissions dans différents secteurs. Pour les transports routiers 2, la demande d’ajustement porte sur 43,01 kt, soit les émissions excédentaires imputables au non-respect des normes Euro par les véhicules routiers motorisés 3.

Quantification des dépassements

IEW a quantifié les émissions excédentaires imputables au fait que les voitures ne respectent pas, sur route, les normes d’émission Euro. Pour ce faire, certaines hypothèses ont été adoptées qui, si elles ne permettent pas d’établir des chiffres rigoureusement exacts, constituent néanmoins une bonne estimation de l’ordre de grandeur des émissions excédentaires.

Le total des émissions excédentaires imputables au non-respect des normes par les véhicules diesel Euro 5 et euro 6 se monte à 31,4 kt NOX pour l’année 2016 et 33,8 kt NOX pour l’année 2017 (tableau 1).

Tableau 1 : Emissions d’oxydes d’azote excédentaires (en tonnes de NOX) imputables au non-respect des normes Euro par les voitures les plus récentes

Ces chiffres sont cohérents par rapport à ce que la Belgique estime être l’ajustement pour l’ensemble des véhicules routiers motorisés (43,01 kt NOX) dès lors que l’on sait que les véhicules lourds respectent beaucoup mieux les normes d’émission Euro que les véhicules légers 4.

Quantification de l’effet sanitaire

L’Agence européenne de l’Environnement publie chaque année une estimation du nombre de décès prématurés 5 induits par les différents polluants atmosphériques ainsi que du nombre d’années de vie perdues 6. Pour les émissions de dioxyde d’azote (NO2) 7, l’EEA donne deux chiffres correspondants à deux hypothèses différentes 8. Dans la première, on considère que seuls les niveaux de pollution supérieurs à une concentration de fond de 20 µg/m³ induisent des décès et des pertes d’années de vie. Dans la seconde, ce seuil critique est établi à 10 µg/m³, en conformité avec certains travaux scientifiques récents 9. Les deux hypothèses sont reproduites dans le tableau 2. Celui-ci a été établi en tenant compte des émissions excédentaires calculées pour l’année 2016 (31,4 kt NOX) qui représentent 17,2% des émissions de la Belgique pour cette année (182 kt NOX). Cette approche mène à une estimation basse du nombre de décès et d’années de vie perdues imputables au non-respect des normes Euro 5 et 6 par les voitures diesel. En effet, la contribution du transport routier aux concentrations ambiantes de NO2 et donc aux effets sur la santé est considérablement supérieure à la part que représente ce secteur dans les émissions nationales de NOX. Ceci est aisé à comprendre : le transport routier émet près du sol (donc près des voies respiratoires). De plus, dans les centres urbains (densément peuplés), la part des émissions liées au trafic routier est supérieure à ce qu’elle est au niveau national. 10

Dans l’hypothèse basse (seuil de référence de l’EEA : 20 µg/m³ de dioxydes d’azote) et sans tenir compte du fait que les émissions du trafic routier impactent plus sur la santé que celles des autres secteurs, les émissions excédentaires induites par le non-respect des normes Euro 5 et 6 par les voitures diesel causent 322 décès et 3.327 années de vie perdues par an en Belgique. Dans l’hypothèse haute (seuil de référence : 10 µg/m³ de dioxydes d’azote), ce sont 1.115 décès et 11.498 années de vie perdues du fait des pratiques inqualifiables des constructeurs d’automobiles. Ceci sans parler des milliers d’années de souffrance pour toutes les personnes atteintes de maladies respiratoires ou affectant les voies respiratoires (asthme, mucoviscidose…).

Tableau 2 : Nombre de décès et d’années de vie perdues imputables à la pollution par les dioxydes d’azote en Belgique – total pour la Belgique et part imputable aux émissions excédentaires dues au non-respect des normes Euro 5 et 6 par les voitures diesel (part dieselgate dans le tableau).

Une attitude compréhensible mais inexcusable

Un mois après l’éclatement du scandale dieselgate, le professeur d’économie Etienne de Callataÿ déclarait : « La statistique est implacable : avec sa tricherie, VW a tué. » 11 Ce constat irréfutable n’a cependant donné lieu à aucune poursuite judiciaire. Le « procès VW » qui s’est ouvert récemment en Allemagne est en fait diligenté par des actionnaires qui se considèrent lésés par la mauvaise communication de la direction de l’entreprise. Rien à voir avec les décès induits par les émissions excédentaires, donc.

Trois ans après le début du scandale, l’industrie se réfugie toujours derrière une interprétation très tendancieuse de la législation européenne qui spécifie pourtant que « les mesures techniques adoptées par le constructeur doivent être telles qu’elles garantissent une limitation effective des émissions au tuyau arrière d’échappement et des émissions par évaporation, conformément au présent règlement, tout au long de la vie normale des véhicules, dans des conditions d’utilisation normales » 12. Pire : certains représentants de l’industrie prétendent encore contre toute évidence que « seul VW a triché » 13

Si une telle attitude est compréhensible, elle est totalement inexcusable. Une industrie qui prétend à une image de respectabilité et de fiabilité devrait a minima reconnaître les faits de triche et présenter des excuses publiques aux victimes des émissions excédentaires et à leurs familles 14

  1. Voir notamment EEA Report No 21/2016. EMEP/EEA air pollutant emission inventory guidebook 2016
  2. Pour les différents véhicules routiers motorisés : voitures, véhicules utilitaires légers, véhicule sutilitaires lourds, motos et cyclomoteurs
  3. VMM, AWAC, IBGE, CELINE, EKG. 2018. Informative Inventory Report about Belgium’s air emissions submitted under the Convention on Long Range Transboundary Air Pollution CLRTAP and National Emission Ceiling Directive NECD, p. 187
  4. ICCT. 2016. NOX emissions from heavy-duty and light-duty diesel vehicles in the EU : Comparison of real-world performance and current type-approval requirement
  5. Les décès prématurés sont des décès qui se produisent avant que les personnes n’atteignent un « âge espéré », qui est égal à l’espérance de vie moyenne pour un pays et un sexe donnés. Les décès prématurés sont considérés comme évitables si leur cause peut être éliminée.
  6. Les années de vie perdues sont définies comme les années de vie potentielle perdues en raison de décès prématurés. C’est une estimation du nombre d’années qu’une personne aurait vécues si elle n’était pas morte prématurément. Cette mesure prenant en compte l’âge auquel le décès se produit, elle donne plus de poids aux décès de personnes pus jeunes et moins de poids aux décès de personnes plus âgées. Elle donne dès lors une information plus nuancée que le seul nombre de décès prématurés.
  7. L’appellation oxydes d’azote (NOX) recouvre les monoxydes d’azote (NO) et le dioxyde d’azote (NO2) ; c’est ce dernier qui produit des effets nocifs sur la santé humaine.
  8. EEA Report No 13/2017. Air quality in Europe — 2017 report, p. 55-58
  9. Ibid., p. 56
  10. Ibid., p. 42
  11. La Libre Belgique, 15/10/2015
  12. Règlement (CE) n° 715/2007, article 4.2
  13. Comme nous avons encore pu l’entendre dans la bouche des représentants de la FEBIAC lors de notre action du 18 septembre 2018
  14. Ainsi qu’aux consommateurs trompés qui, faisant confiance aux allégations publicitaires, pensaient acheter des véhicules « verts » et se sont retrouvés contre leur gré au volant de véhicules dépassant très largement les normes d’émission et contribuant de ce fait à aggraver plutôt que résorber les problèmes de pollution de l’air.