L’économie circulaire : rien ne se perd ! Interview de Gaëlle Warnant

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Gaëlle Warnant est chargée de mission Ressources, Eau, Déchets et Économie circulaire chez IEW.

Echelle Humaine : Ces temps-ci, il est beaucoup question d’économie circulaire, d’économie locale, de recyclage et de circuits courts. Le lien avec l’aménagement du territoire
ne saute pas toujours aux yeux. Comment présenterais-tu les choses, de ton point de vue ?

Gaëlle Warnant : En matière d’économie circulaire, l’accent a surtout été mis ces dernières années sur le recyclage. Or, la réutilisation, qui se situe à un niveau supérieur dans la hiérarchie de gestion des déchets, recèle un important potentiel de développement dans notre région. L’allongement de la durée de vie des produits, et notamment des bâtiments, présente des avantages environnementaux et génère aussi des bénéfices socio-économiques avec un ancrage territorial fort, grâce à la création d’activités et d’emplois non « délocalisables ». Sur le plan de la convivialité et du développement économique local, la réutilisation crée du lien entre opérateurs, prestataires de services et usagers.

J’organise avec Ressources (ASBL namuroise, www.res-sources.be) une journée de formation ce mardi 15 octobre 2019 autour de Charleroi, avec pour objectif de faire connaître des filières de revalorisation des déchets et d’aider à comprendre les contraintes et défis des opérateurs, notamment les acteurs de l’économie sociale actifs dans la réutilisation. Cela me semblait utile d’ouvrir les portes d’entreprises de la réutilisation, pour faire connaître leur métier et leur rôle dans la société. Il y a vraiment un intérêt de la part de différents types d’acteurs et j’en suis ravie.

Echelle Humaine : Est-ce que l’économie circulaire, et en particulier la réutilisation, peut jouer un rôle pour atteindre l’objectif « Stop Béton ! » – autrement dit, pour freiner l’éparpillement de l’urbanisation et arriver à zéro m² urbanisé en 2050 ?

Gaëlle Warnant : Bien-sûr. La réutilisation d’un bâtiment, c’est dire non au béton. La rénovation, l’entretien, l’adaptation des bâtiments, la continuité de l’occupation, cela coûte globalement moins cher parce que la facture environnementale est moindre que celle d’une nouvelle construction. Concernant la démolition-reconstruction, je suis d’accord avec le constat de Laurent Debailleul et Jérémy Cenci (voir En savoir plus, ci-dessous) : « Quand  on  sait  que  le  secteur  européen  de  la  construction représente, à lui seul, près de 50 % de la consommation des ressources naturelles et 33 % de  la  production  des  déchets  sur  l’ensemble  du  territoire européen (855 millions de tonnes) et de 18 % des déchets wallons (4,4 millions de tonnes), on peut s’étonner de constater que les matériaux de construction issus de la démolition de ces sites, comme d’autres d’ailleurs, sont encore considérés comme de simples déchets, non valorisables. Triste ironie de l’histoire, ces matériaux qui ont servi à bâtir l’histoire d’une région se retrouvent, comme par un acte de déni ultime, broyés et recyclés sous forme de ballast routier, brûlés ou encore compactés dans des déchetteries, appelées centres d’enfouissements techniques. »

Des filières de récupération plus spécialisées sont aujourd’hui mises sur pied, mais on revient de loin. Pour certains matériaux et produits, on n’est encore nulle part. La requalification des déchets en ressources a une énorme marge de progression dans notre région. Quand un particulier remplace ses châssis, tout va dans le conteneur, gravats, boiseries, vitrages anciens. Alors que, si je me limite au verre, il est recyclable à 100% et que les vitres anciennes sont un produit recherché en restauration !

Il faut développer des filières ad hoc : en amont, le développement de matériaux durables, aptes à connaître plusieurs « cycles d’utilisation » et former à des techniques de construction/déconstruction qui préservent autant que possible les matériaux. En aval, il faut un maillage de sites appropriés pour centraliser les matériaux et éléments architecturaux et également donner des garanties de qualité aux maîtres d’ouvrage qui pourraient utiliser des matériaux récupérés ou recyclés. La formation des architectes et des ingénieurs-architectes doit inclure davantage les aspects matériels de la dépose et de la récupération dans les cours consacrés à la rénovation et à l’adaptation de bâtiments existants. Oser affronter la difficulté et les exigences d’excellence d’une rénovation en se familiarisant avec les matériaux et les techniques, c’est une chose, mais il faudrait aussi que les architectes conçoivent leurs projets en fonction d’une possible adaptation ultérieure, c’est-à-dire que les bâtiment soient modulables, réutilisables en changeant quelques éléments, sans devoir démolir.

Échelle Humaine : Le milieu de l’économie circulaire met-il en avant l’aspect de parcimonie ?

Gaëlle Warnant : Je perçois surtout une effervescence autour de la notion du « Zéro déchet », avec de gros acteurs qui se partagent un marché assez dynamique. Les déchets sont un business, c’est de notoriété publique. La parcimonie est au cœur de la communication, qui parle d’empreinte écologique, de réutilisation de matières et de diminution de l’émission de carbone. Le marketing met l’accent sur ces aspects. Pour le consommateur, disposer de filières de tri à la fin de l’usage d’un produit, cela confine parfois à l’excuse pour consommer plus ;. Pour les producteurs, il y a aussi une tendance à produire plus : recycler par exemple les contenants ne diminue pas la mise en vente de produits en contenants neufs, notamment en ce qui concerne les plastiques. Bref, pas vraiment de parcimonie sur tous les plans.

Sur le plan de la parcimonie, il y a donc effectivement d’autres pistes qui pourraient être mises en valeur. D’abord, l’importance de la conception en amont. Avec un matériel de bonne qualité, qui vieillit bien, on a moins besoin de racheter, on peut transmettre un objet, un outil, et même une maison.

Je perçois une similitude entre le fait de rechercher des « terrains vierges » pour installer de l’urbanisation, et la quête de matériaux qui nous pousse à abuser des ressources naturelles. Il y a tellement de gisements de matériaux dans les objets usagés. Comme dans les maisons et dans les infrastructures déjà construites. Pourquoi ne pourraient-elles pas resservir ? On a tendance à démolir ou à laisser se dégrader des quartiers existants, pour aller coloniser des coins de campagne où l’homme n’a pas encore mis le pied. C’est comme si on les jetait à la poubelle.

Je vois aussi de l’importance dans l’inventivité, je veux dire par là, la capacité à réutiliser dans d’autres usages, sans abimer l’élément dont on se sert. Je ne suis pas historienne des sciences et des techniques,  mais il me semble que les générations antérieures avaient bien davantage ce sens de la parcimonie créative, notamment parce que c’était vraiment compliqué de se procurer certains produits. Les Egyptiens vivant autour de l’an O ont récupéré des pierres de temples et de palais du temps des pharaons pour construire d’autres bâtiments ; ça aurait été impossible pour eux de faire voyager des matériaux de construction, ou de se payer un tailleur de pierres. Idem à Liège, avec la cathédrale Notre-Dame et Saint-Lambert, démolie à la Révolution liégeoise, qui a ensuite servi de carrière et dont on retrouve les blocs dans des dizaines de maisons aux alentours du site de la place Saint-Lambert. De nos jours, la limitation de transport a été complètement annulée, des matériaux pondéreux peuvent être extraits et acheminés n’importe où, alors pourquoi réutiliser ? C’était un modèle économique en soi, cette parcimonie, et c’est sans doute là-dessus que les gens ont été tentés de faire une croix.

Echelle Humaine : Pour se sentir plus libres et plus modernes ? Que faudrait-il mettre en place pour adopter une parcimonie plus créative ?

Gaëlle Warnant : Déconstruire, c’est tout un art. Je ne veux pas encourager le démontage, mais lorsqu’un chantier de démolition est en route, c’est souvent trop tard. Il est donc indispensable de prendre la mesure de tout le travail de construction initial pour respecter les matériaux et les éléments d’architecture et leur trouver de nouveaux usages. A Bruxelles, ROTOR s’est créé une niche professionnelle en récupérant les ornements, les éléments techniques de bâtiments voués à la démolition. Ils revendent en ligne et dans un grand stock ouvert au public des tas d’objets comme des luminaires, des poignées de portes, de radiateurs, notamment des années 1960 et 1970. Il y a un vrai engouement et je crois que ce genre d’entreprise pourrait rencontrer un succès également en Wallonie. En réalité, il existe de nombreux revendeurs de matériaux « sauvés » sur des chantiers, mais ils sont plutôt isolés, chacun mène sa barque. Internet ne rend pratiquement pas compte de leurs activités. Les rendre plus visibles à travers une plateforme serait une bonne piste.

Le recours à des fournisseurs locaux permettrait de faire vivre une économie en pleine recherche de débouchés. Le marché de la rénovation est un marché à prendre en Wallonie, il est encore très peu développé en réseau, alors que, tant sur le plan des compétences techniques que sur le plan de la valorisation des matériaux et des techniques constructives, on est assis sur une mine d’or. Pour développer une véritable filière de la réutilisation et de la rénovation, il faudrait revaloriser les métiers techniques. Savoir tailler des ardoises, monter une charpente en bois, maçonner, cela demande une transmission avec des artisans et, surtout, des apprentis. Il y a urgence, car les savoir-faire sont en voie d’extinction.

Echelle Humaine : Sur le plan des savoir-faire, as-tu l’impression qu’un revirement est en route ?

Gaëlle Warnant : C’est à espérer. Le secteur de la construction est constamment à la recherche d’ouvriers qualifiés, on parle de 10 000 emplois à pourvoir pour des chantiers de rénovation, qu’il s’agisse d’immeubles ou d’infrastructures comme des routes et des tunnels qui sont en mauvais état. La fédération belge des entreprises actives dans le traitement et le recyclage des déchets est d’ailleurs à la recherche de profils techniques…  Un revirement est vraiment attendu car les filières techniques et professionnelles ont longtemps été dévalorisées pour toute une série de raisons. Plus largement, il est nécessaire de rapprocher les enfants et les adolescents des matériaux et des techniques, pas pour faire du touche-à-tout, mais pour éveiller des affinités et leur apprendre à se débrouiller. Personnellement, j’aurais voulu qu’on m’enseigne des bases techniques à l’école secondaire, comme savoir ouvrir une radio pour y faire des réparations élémentaires et comprendre comment un appareil fonctionne. Je pressens qu’il y a une demande pour partager davantage des basestechniques, les tutoriels sur Internet en témoignent. Il faut saisir cette chance.

Echelle Humaine : L’économie circulaire peut être aussi une solution à un autre problème, également lié à la parcimonie : l’encombrement. Qu’en penses-tu ?

Gaëlle Warnant : C’est vrai qu’emprunter un outil ou une machine, cela représente un gain d’espace – même si c’est plus compliqué sur le plan de l’organisation, parce qu’on doit aller chercher, ramener en bon état, à la date prévue. Je remarque que se créent des « objetothèques » où on peut louer de tout : des tentes de réception, un barbecue mobile, même de la décoration à thème. Il y a des organismes qui acceptent les dons, contre des bons pour emprunter des objets ; c’est vraiment un système à développer, parce qu’on n’a pas toujours l’espace pour entreposer indéfiniment des  choses qui ne servent qu’une fois et qui peuvent servir à d’autres personnes.

Ta question sur l’encombrement me fait penser aux voitures partagées, qui devraient contribuer à moyen terme à l’objectif de consacrer moins d’espace public au parcage des véhicules. On est en plein dans l’économie du partage et de la fonctionnalité, basée sur la mise en location, le prêt entre particuliers, le retour contre caution, par exemple.  Quand un usage est terminé, l’objet ou la matière est réinjecté dans la boucle. Le but suprême, c’est de n’avoir jamais à jeter le produit, l’objet ou la matière.

En savoir plus :

Laurent DEBAILLEUL et Jérémy CENCI, « Un avenir pour le réemploi des matériaux du patrimoine industriel oublié », dans « La Lettre du Patrimoine », n°54, avril-mai-juin 2019, p.18. https://agencewallonnedupatrimoine.be/wp-content/uploads/2019/06/lettre-patrimoine54.pdf
Richard SENNETT, « Ce que sait la main » Albin Michel, 2010.