La 3ème partie de l’essai de Cynthia Fleury (1ère partie ; 2ème partie), intitulée « la mer » se penche sur la guérison possible du ressentiment… car oui, résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives est une option possible et hautement souhaitable !
« La lutte contre le ressentiment enseigne la nécessité d’une tolérance à l’incertitude et à l’injustice. Au bout de cette confrontation, il y a un principe d’augmentation de soi. »
Détour par Frantz Fanon
Frantz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme, éclaire le ressentiment collectif en montrant comment la colonisation engendre chez les peuples opprimés un sentiment profond d’aliénation et d’injustice partagé à l’échelle d’une communauté. Le ressentiment n’est pas une simple affaire individuelle : il s’installe dans “l’inconscient collectif” par l’imposition de structures sociales, économiques et culturelles fondées sur le racisme et la domination. Cette expérience collective de l’humiliation et de la violence sociale engendre, explique-t-il, des pathologies de masse, où la mémoire des blessures passées reste vive et structure les réactions psychologiques, émotionnelles et politiques du groupe.
Fanon avance que ce ressentiment collectif est à la fois une conséquence du système colonial et un point de départ pour la lutte d’émancipation. Il analyse comment, face à l’oppression, la prise de conscience d’une souffrance partagée peut conduire à une solidarité et à une mobilisation révolutionnaire, transformant le sentiment d’impuissance en force collective pour la décolonisation. Toutefois, il met en garde contre le danger d’une fixation pathologique dans la plainte, qui peut conduire à l’isolement ou à la haine stérile.
Pour Fanon, surmonter le ressentiment collectif nécessite un dépassement de la simple révolte contre l’autre : il s’agit de faire œuvre de création politique, d’inventer un nouveau vivre-ensemble, où la mémoire du traumatisme colonial se transforme en moteur de libération et de renouvellement social.
La lecture de Fanon en tant que telle, et celle réalisée par Cynthia Fleury, sont salutaires et réellement instructives pour nous qui sommes majoritairement issus d’une société colonisatrice peu encline à s’interroger profondément sur les vécus psycho-sociaux des peuples colonisés.
L’urgence d’un travail de sublimation
Pour Cynthia Fleury, la démocratie ne doit pas s’illusionner : la menace du ressentiment et de ses dérives ne peut être niée ni éradiquée, mais doit être travaillée, critiquée, « sublimée ». Sublimer, ce n’est pas fuir la réalité ni nier la souffrance, mais transformer l’énergie potentiellement mortifère du ressentiment en création, en devenir, en action politique constructive. À rebours de la dérive fascisante, marquée par la réification et l’enfermement, sublimation et critique permettent d’ouvrir la société, de la relier à son énergie créatrice plutôt qu’à sa pulsion de destruction.
Il s’agit pour l’individu de reprendre la maîtrise de sa capacité d’agir, de sortir de la posture de victime pour redevenir sujet de son histoire.
Créer, inventer, symboliser, s’engager socialement sont pour Fleury des outils majeurs de sortie du ressentiment. La sublimation de la souffrance — par l’écriture, mais aussi la lecture, l’art, l’action symbolique — offre des voies dépassant la plainte, rendant la souffrance féconde. Initiant ainsi une recomposition du sens, le sujet n’efface pas son histoire, il la traverse et la transforme.
Elle montre aussi que le traitement du ressentiment n’a rien d’individuel : il engage l’espace public et la qualité du lien social. Le ressentiment collectif menace la démocratie, car il porte à la perte du discernement, au fascisme et à la haine de l’autre. Il faut donc développer la « capacité de symbolisation » et le sens du commun, seul remède à la tentation de l’enfermement dans la plainte.
La Furtivité
« A chaque fois que quelqu’un tente d’habiter le monde un peu différemment, il est mis en danger, soit dans sa vie ou dans son métier. Il faudrait donc le faire de façon furtive. Le furtif devient une technique d’habitation du monde qui essaye de sortir du panoptique, ces systèmes de surveillance généralisée que nous avons mis en place, soit par les outils techniques, soit par nos normes sociales. »1
Cynthia Fleury développera cette dimension collective de la sublimation dans Ce qui ne peut être volé – Charte du verstohlen , un éloge à la vie furtive. « Nommez-le inappropriable, bien commun, universel, bien public mondial, bonheur national brut, capacité ou capabilité, besoin essentiel, objectif de développement durable. Nommez-le comme vous voulez, mais ne négociez plus pour entériner sa perte ou son vol. » D’où cette charte, avec ses dix points venant poser sans hiérarchie tout « ce » qui ne peut nous être volé ».
Il s’agit bien, face au constat de notre rapport au monde abîmé (menace d’effondrement écologique, néolibéralisme violent, surveillance, découragement généralisé, déni,…) de 10 éléments susceptibles de réarmer le désir d’agir et d’arpenter les chemins d’une « vie bonne » (retrouvez les 10 éléments brièvement décrits).
« Cultiver l’art de produire des issues relève de cette appétence à la vita furtivae, qualité anti-ressentimiste majeure lorsqu’on sait que le ressentiment est précisément une puissance d’empêchement, une dynamique de rumination toute tournée vers la production de non-solutions ».2
Cynthia Fleury insiste sur l’importance d’une « thérapie des milieux », portée par « les écoles, les médias et les institutions » qui pourront redevenir « des lieux de fabrication de la vérité, d’attention et de confiance ». La vérité doit redevenir « une pratique d’enquête commune », en prenant en compte l’ensemble des savoirs scientifiques et ceux issus de nos expériences. Et nos institutions se feront ainsi « capacitaires », à savoir capables de « donner aux individus la possibilité réelle de transformer le monde, d’agir, de sortir de leur constat d’impuissance ». Le cœur d’un travail d’éducation permanente.
Le rôle de l’Ouvert contre le ressentiment
Fleury, pour approfondir le travail de sortie du ressentiment, reprend la notion d’Ouvert (Rilke3), où elle se réfère au mouvement par lequel l’être ne se limite pas à ses blessures ou à la rumination, mais s’ouvre à la diversité et à l’imprévu du réel, incluant la fragilité et l’instabilité. L’Ouvert est à la fois capacité à tolérer l’incertitude et le désordre, et aptitude à contempler le monde sans crainte de la dissolution de soi.
Dans le travail de guérison du ressentiment, choisir l’Ouvert signifie renoncer à l’illusion d’une réparation totale et privilégier une dynamique d’accueil du vivant, de l’altérité et de l’avenir incertain. Ce choix va à l’encontre du repli défensif qui maintient le sujet prisonnier de son amertume et de la répétition du passé. Adopter l’Ouvert, c’est rejeter la tentation du repli identitaire, accepter l’inconnu, favoriser la sublimation et retrouver une puissance d’agir créative, individuelle comme collective.
Premier volet : Le ressentiment, « ce mécontentement sourd qui gangrène l’individu et la société »
Second volet : La démocratie est fragile : le ressentiment la menace
Crédit image illustration : Adobe Stock
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- Interview dans France Culture, Tracts, le podcast, Cynthia Fleury, habiter furtivement le monde ↩︎
- Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, Ce qui ne peut être volé – Charte du verstohlen, Tract Gallimard, mai 2022. ↩︎
- Rainer Maria Rilke aborde la notion d’« Ouvert » principalement dans les « Élégies de Duino », et tout particulièrement dans la huitième élégie, qui est la source la plus citée et étudiée sur cette thématique. Dans cette élégie, Rilke décrit l’Ouvert comme un « espace pur » accessible aux animaux et aux créatures, mais auquel l’humain n’a accès que difficilement, du fait de sa conscience réflexive. ↩︎
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