La crise environnementale sur le divan

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Recension d’un ouvrage original qui instaure un dialogue entre des psychanalystes et des écologues sous la direction de Luc Magnenat, psychiatre et psychanalyste. Préface de Dominique Bourg. Une lecture passionnante (parfois exigeante).

L’article se divise en trois parties :

• Une brève présentation de Luc Magnenat à partir de son article de 2016 salué par les milieux de la psychanalyse. On y rencontre Harold F. Searles, pionnier de la prise en compte de l’environnement non-humain comme élément constitutif de l’identité humaine.

• Une brève recension des 10 interventions de l’ouvrage dirigé par Luc Magnenat, La crise environnementale sur le divan.

• Une conclusion/discussion inspirée par ce que la lecture de ce travail éveille en moi.

Magnenat – Searles – Bion : un trio passionnant

En 1972, Harlod F. Searles, psychiatre et psychanalyste américain, écrit un article qui tente d’aborder les processus inconscients en jeu dans la crise environnementale1. Si cette dernière est déjà l’objet d’intérêt (et d’inquiétudes) dans de nombreuses disciplines, il n’en va pas de même pour la psychiatrie et la psychanalyse. Or, avance-t-il, « il me semble que nous, psychanalystes, avec notre expérience de l’influence si puissante des processus inconscients sur le comportement de l’homme devrions proposer nos connaissances à nos semblables dans cette lutte commune. »

Constatant que, déjà à l’époque, « une apathie intense et globalisée freine l’appréhension de la crise environnementale par l’homme » il avance que cette apathie s’origine dans des sentiments et attitudes souvent inconscients. Et il reconnait d’ailleurs que, face à cette apathie, les psychanalystes ne diffèrent pas de l’ensemble de la population. Bien plus, il remarque, non sans humour, que ses confrères sont d’autant plus inhibés face à cette question qu’ils craignent que « de montrer un intérêt trop vif sur ce sujet puisse ne susciter chez nos collègues qu’une impulsion à poser un diagnostic visant à déterminer si nous souffrons de dépression psychotique ou de schizophrénie paranoïde » 😉 !

44 ans plus tard (c’est dire l’ampleur de l’apathie), Luc Magnenat, psychanalyste genevois reprend le flambeau en publiant à son tour un article dans la revue belge de psychanalyse2 . Il repart du même constat, le silence de la psychanalyse à propos de l’attitude humaine d’apathie, de déni… face à la crise environnementale, et avance que si la génération actuelle « n’intègre pas la nouvelle donne du réchauffement climatique et du désastre environnemental, (…) [elle] sera un objet obstructif des générations à venir. [Elle sera engagée] dans un effort pour les rendre folles en les enfermant dans l’impasse d’une terreur sans nom, dans un effort infanticide ».

Nous sommes dit-il encore, « engagés dans une shoah écologique où nous sommes à la fois ceux qui chauffent et empoisonnent le four, la planète, et ceux qui y sont enfermés avec l’ensemble des autres espèces. Nous sommes la génération qui est aux prises avec la responsabilité de ce problème : sans une action de notre part, il pourrait bien ne pas y avoir de futur, tout au moins pas de futur civilisé. Si une personne se comportait au niveau individuel comme se comporte notre civilisation au niveau collectif, nous dirions de cet individu qu’il est fou ». Ou suicidaire.

Avec Searles, il n’hésite pas à extrapoler au niveau collectif, présent et futur, ce qu’il découvre dans sa clinique individuelle, en postulant que « nous avons noué avec notre environnement une symbiose pathologique qui nous déshumanise et qui, littéralement, nous dénature, nous et les générations à venir ».

Il ira même jusqu’à dire, dans cet article que « notre apathie envers la crise environnementale se nourrit d’une haine inconsciente des générations futures » dont un écho on ne peut plus réel serait le déferlement de propos déplacés voire haineux dont Greta Thunberg est la cible de la part de nombreux intellectuels ou personnes en vue dont on découvre le penchant réactionnaire plus ou moins occulté d’ordinaire (Greta Thunberg n’était pas encore connue au moment de la rédaction de cet article).

Et le psychanalyste suisse de nous mener pas à pas dans un passionnant parcours théorico-clinique inspiré de la théorie de la pensée d’un autre psychiatre anglais, Wilfred Bion. Résumer ce travail est inévitablement risqué et d’emblée réducteur. Mais, espérant que cela vous incite à découvrir l’entièreté du travail, je tente de dégager une « conclusion ». Notre apathie masque notre intérêt intense à retrouver ce que nous avons détruit : une nature qui participe intimement et fondamentalement à la constitution de notre identité. Tâche aujourd’hui quasi impossible. Reconnaitre cela est problématique car ce serait reconnaitre des pulsions destructrices ou encore une composante psychique demens que nous préférons enfouir au fin fond de notre inconscient. Ce faisant, nous empêchons la mise en place d’un travail de deuil qui seul pourrait mettre fin à cette spirale mortifère. L’homme est certes sapiens, mais il est aussi demens.

Une psychanalyse intéressée à l’écologie

Homo sapiens demens, tel serait le propre de l’homme à l’âge de l’anthropocène. C’est aussi, accessoirement, le titre d’un exposé du livre La crise environnementale sur le divan publié il y a peu aux éditions In Press, sous la direction… de Luc Magnenat 3 .

De fait, l’article dont il est question ci-dessus a reçu un accueil favorable auprès de ses confrères psychanalystes qui lui ont attribué le prix Maurice Haber. La reconnaissance par la profession du silence de la psychanalyse face à ce défi crucial pour l’humanité, et la pertinence et l’originalité de la thèse de Luc Magnenat sont les principaux arguments en faveur de l’octroi de cette récompense. Ce fut aussi l’occasion pour celui-ci d’annoncer la sortie de son ouvrage. Car, pour rester fidèle à l’esprit de la démarche de Searles en 1972, ce qui lui importe n’est pas de se contenter de diffuser son hypothèse, mais bien de la mettre à la discussion.

L’ouvrage est préfacé par le philosophe Dominique Bourg que l’on ne présente plus tant il est actif dans le domaine de la transition de notre société. Il souligne le bien-fondé d’un éclairage de la psychanalyse aux côtés d’autres possibles (sociologique, cognitivo-comportementale…). Et attire l’attention sur l’augmentation inquiétante de personnalités borderline au pouvoir, lesquelles sont « hostiles aux questions environnementales mais tentent également de détruire les acquis juridiques et moraux de ce que furent les démocraties occidentales d’après-guerre ». Il n’hésite pas par ailleurs à reprendre l’analogie entre néolibéralisme et nazisme développée par Timothy Snyder dans Terre Noire. L’Holocauste et pourquoi il peut se répéter.

Penser comme une montagne 4

Luc Magnenat nous invite ensuite à « Penser comme une montagne » (Aldo Leopold), c’est à dire à développer une pensée écosystémique. Et il organise son ouvrage dans un souci réel d’interdisciplinarité, approche incontournable pour progresser dans des questions aussi englobantes et complexes.

Quatre contributions sont proposées à la réflexion de six auteurs qui, sans nécessairement y répondre strictement, les commentent ou les augmentent, les enrichissent, les font « raisonner ».

Un pacte faustien, contribution du professeur d’urbanisme à Oxford et chroniqueur du Guardian, George Monbiot. Il présente les principaux faits en matière de sciences climatiques notamment à partir des travaux du GIEC et, articule ces données autour de la métaphore du Faust de Goethe : l’humanité (Faust) aurait conclu avec les combustibles fossiles (Mephisto) un pacte de bien-être miraculeux mais temporaire qui pourrait mener à l’enfer… Mais, grâce à un travail acharné et frénétique (voir l’homo faber, ci-dessous), il échappe à Méphisto et son âme est emportée au paradis.

François Ladame, psychiatre et psychanalyste genevois, éminent confrère de Luc Magnenat complexifie l’approche un peu idéalisante de Monbiot en lui proposant une lecture de l’œuvre de Goethe dans laquelle il s’avère que Dieu et le Diable sont les deux faces indissociables d’une même médaille et que cette dualité foncière est intrinsèque à l’humain qui (heureusement) aime et hait à la fois, conserve et met à mort… »La libido a bien deux tendances : elle est la force qui embellit tout, mais dévaste tout à l’occasion. Par la suppression du Diable, Dieu éprouverait lui-même une perte considérable; ce serait comme une amputation au corps de la divinité« .

• La seconde contribution est celle de Harold Searles traduite en français par Luc Magnenat et dont nous avons déjà parlé plus haut : Les processus inconscients en jeu dans la crise environnementale (1972).

Hicham-Stéphane Afeissa, docteur en philosophie et spécialiste de la philosophie environnementale et animale y réagit en développant une argumentation relative au soi écologique à partir de la notion d’apparentement et de monde non-humain de Searles. Dans la lignée d’Arne Naess, notamment, il identifie comme contrepoint de cet apparentement une mutilation identitaire du moi, de la langue et de la pensée qu’entraîne la déconnexion de l’homme avec la nature et l’extinction de masse des espèces. L’un des apports méconnus de la psychanalyse est d’avoir rendu pensable cet élargissement du Moi en direction du monde non-humain, en devançant d’au moins une décennie les philosophes de l’environnement dans l’élaboration du concept de « Soi Ecologique ». Une réflexion qui ne manque pas de rappeler l’approche phénoménologique de David Abram dans « Comment la terre s’est tue » 5 .

Francisco Palacio Espasa, pédopsychiatre et psychanalyste considère quant à lui que Searles sous-estime l’importance de la partie adulte de notre personnalité et qu’une grande partie de l’humanité serait prête à reconnaître la réalité de la crise environnementale à partir d’une explication claire et détaillée de celle-ci. La question demeure cependant de savoir si cette connaissance est suffisante pour induire un changement significatif…

• La troisième contribution est un texte de la romancière bien connue, Nancy Huston : Alberta : l’horreur « merveilleuse ». Il s’agit d’un portrait de Fort McMurray, la capitale mondiale de l’exploitation des sables bitumineux. Elle illustre là de façon implacable le processus par lequel les passions humaines s’allient à une hypertechnologie et à une déculturation, l’une et l’autre déshumanisante, pour mener au bord de l’abîme. Elle pousse un cri d’alarme « brut » sur le monde de « brutes » que les compagnies pétrolières ont mis en place pour extraire du « brut ».

Charlotte Luyckx, docteure en philosophie de l’UCLouvain, procède dans L’envers du décor de la Modernité à une passionnante lecture écoféministe du texte de Nancy Huston. Le « viol de la terre » de Fort McMurray nous engage à dépasser le naturalisme de la Modernité pour découvrir de nouveaux modes de « reliance » à la nature.

Nathalie Zilkha, psychanalyste, dévoile, elle, ce que le « cri du cœur » de Nancy Huston révèle de notre rapport perverti à l’environnement du fait du caractère insupportable de la finitude humaine qu’il nous renvoie.

• La quatrième contribution est, dans la droite ligne de son article de 2016, l’essai de Luc Magnenat Le propre de l’homme à l’âge de l’Anthropocène : homo sapiens demens. Il y revisite certains textes anthropologiques classiques de Freud à la lumière des apports de la paléontologie contemporaine, de la théorie de la pensée et de l’antipensée de Bion, des enjeux de la crise environnementale. Il postule qu’homo n’est pas que sapiens : il est aussi demens. Il est inconsciemment travaillé par un dilemme fondamental entre un désir propre à la partie adulte de sa personnalité de connaître les réalités externes et internes en se liant à elles et un désir propre à la partie infantile, narcissique, traumatisée ou folle de sa personnalité de radicalement méconnaître ces réalités. Il y fait l’hypothèse que cette dualité ontologique contribue tant à la genèse de la crise environnementale qu’à notre apathie face à celle-ci car l’antipensée de la partie psychotique de notre personnalité génère à notre insu des processus culturels sans sujet, anomiques, dont la nature délirante ne prend en compte ni les lois du vivant, ni la fécondité primordiale de la biosphère.

Alain Papaux, collaborateur proche de Dominique Bourg, écologue et docteur en philosophie du droit de l’environnement complexifie quant à lui ce schéma en l’articulant autour d’un homo marginalement sapiens mais essentiellement faber. Un homme que seul le travail distingue des autres animaux par une compulsion à faire pour se défendre de son angoisse d’exister, et très vite de ne plus exister. Et Alain Papaux de se demander : Veut-il encore d’une intériorité, cet animal néoténique que le faber mauvais des technosciences dé-corpore en désymbolisant son corps dont l’oubli nous précipite dans l’hubris et son désastre environnemental ?

Enfin, Jacques Press, psychanalyste et psychosomaticien, combine le tout, dans Psychanalyse et crise environnementale, en décrivant un faber demens produit désaffecté d’un rapport à notre univers machinal (production, technologie, consommation) qu’il aspire à voir devenir un faber sapiens par la communion avec la nature et avec sa nature propre.

Conclusions / réflexions

Ce fut un réel de plaisir de découvrir cet ouvrage qui répondait à une question/demande qui me taraudait depuis plusieurs années : comment se fait-il que si peu de « psychoclinicien·nes » prennent la parole sur ce constat aujourd’hui incontestable, et d’ailleurs rarement contesté, de l’apathie des humains face à ce qui se révèle être la plus importante crise de société à laquelle ils doivent faire face ? Qui mieux qu’eux qui sont en présence quasi quotidienne de multiple formes de mal-être, de fragilité psychique pourrait en effet aider à comprendre ce phénomène de résistance au changement ? Cela dans un contexte où l’on reste sur sa faim face à la classique réponse apportée avec insistance par les neurosciences comportementales qui stipule que c’est notre cerveau qui est en cause (so what ?). Ou du recours quasi systématique à la théorie de la dissonance cognitive de Festinger. Si ces approches ne sont pas à négliger, elles méritent d’être interrogées et mises en perspective, ce qui est plutôt rare.

Par ailleurs, il est indéniable qu’à côté de cette clinique, ou plus précisément en étroite collaboration avec celle-ci, l’arsenal théorique de la psychanalyse et de la psychiatrie est riche de concepts susceptibles de nous éclairer sur cette « énigme ». Bien sûr ils concernent surtout le fonctionnement individuel (qui est directement concerné) et moins la dimension sociale (importante face à cette crise), mais le recours à l’analogie fait aussi partie des outils à notre disposition pour doper la réflexion. Un exemple ? Le concept de désaveu tel que nous l’avons « décortiqué » qui offre un cadre de réflexion tant individuel que collectif sur des phénomènes particulièrement présents dans notre société : fake news, arrogance décomplexée, fascination pour des leaders charismatiques hyper-narcissiques…

Ce qui apparait clairement à la lecture de l’ouvrage, c’est qu’il n’y a pas de réponses simples ni uniques à cette question… Car ce qui est interrogé est la spécificité même d’Homo sapiens en tant qu’espèce parmi de nombreuses autres au sein de la biosphère. Et il importe de relever que personne – ou vraiment bien peu – n’échappe au questionnement soulevé : qui peut en effet prétendre répondre totalement aux exigences d’une vie en adaptation parfaite avec les impératifs des changements climatiques et des dommages à la biodiversité ?

La clinique psychanalytique amène à relativiser le caractère sapiens d’Homo et invite à prendre acte de l’existence du côté demens qui lui est irrémédiablement lié : comme Dieu et le Diable ne font qu’un dans le Faust de Goethe. C’est en soi un message de la première importance : (dé)nier cette dimension demens est probablement une des, si pas la principale source de résistance et d’apathie. La reconnaître puis l’accepter pourrait constituer un début de solution. Connaître ses faiblesses permet d’en tenir compte et de trouver des solutions qui son plus à l’abri dans nos tendances agressives, de toute-puissance…

Enfin, il m’apparait de plus en plus évident que l’approfondissement au sein la réflexion psychanalytique de la relation fondamentale de l’homme avec la nature ou la biosphère est essentielle pour avancer aussi vers des voies de solution. Je me demande pourquoi, alors qu’elle a été initiée par la psychanalyse, elle est aujourd’hui principalement l’apanage des philosophes de l’environnement. Les concepts d’apparentement de Searles et de « Soi Ecologique » est sans doute une voie d’entrée fructueuse à des réflexions partagées avec les psychanalystes qui gagnerait à se les réapproprier et à les dépoussiérer. Comme le suggère Hicham-Stéphane Afeissa, la nature (la biosphère) est immédiatement constitutive de l’homo, et l’omettre ouvre la voie à une mutilation identitaire de l’être humain qui participe probablement de l’apathie régnante.

D’aucun avanceront que l’écopsychologie répondrait à cet impératif. C’est assurément une investigation à mener dans la suite de ce travail. D’autant qu’elle reconnait s’inspirer (un petit peu) du travail de Searles. L’hypothèse intuitive que je proposerais est que si les psychanalystes peinent à saisir la perche tendue par leur confrère Searles d’interroger le lien à la biosphère, les écopsychologues l’ont bien saisie, mais l’on aussi fréquemment amputée de la réflexion relative à l’appareil psychique inconscient et à l’importance du relationnel « originaire » (dès après la naissance, au plus fort de la néoténie). On ne peut s’empêcher de voir dans leurs propositions une hiérarchie qui place la déconnection avec la biosphère comme « métacause » des errements d’homo sapiens. Les propositions avancées de l’ouvrage de Magnenat vont dans le sens d’une meilleure intégration de l’ensemble, sans hiérarchisation.
Par ailleurs, le champ de domaines variés qu’englobe cette discipline a de quoi inquiéter tant il est large tout en comprenant le meilleur et le pire. Ce qui peut nuire à sa crédibilité.

Quel régal en tous cas que ces échanges multidisciplinaires ! Et vivement la suite !


  1. Harold F. Searles, Les processus inconscients en jeu dans la crise, 1972, in La crise environnementale sur le divan, dir Luc Magnenat, Editions In Press, 2019, traduction Luc Magnenat, p 75-94.
  2. Luc Magnenat, L’environnement non humain de Searles, revisité à la lumière de la théorie de la pensée de Bion et à l’ombre de la crise environnementale, Revue Belge de Psychanalyse, N°69, p.113 – 128, 2016.
  3. Luc Magnenat (dir), La crise environnementale sur le divan, Editions In Press, 2019, 272pp.
  4. Tout ce qui se trouve dans ce chapitre du présent texte est très largement et souvent textuellement, repris à l’introduction du livre, de la page 21 à 36.
  5. Recension ici : https://www.canopea.be/comment-la-terre-s-est-tue/