La démocratie est fragile : le ressentiment la menace

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Société
  • Temps de lecture :7 mins read
You are currently viewing La démocratie est fragile : le ressentiment la menace

« C’est par un prodigieux retournement de sens que le nouveau martyr de la droite américaine, Charlie Kirk, passe désormais pour le « Martin Luther King de droite ». Pas seulement parce qu’il a été, comme lui, assassiné en public. Mais aussi parce qu’il se considérait lui-même comme un « militant des droits civiques », le porte-parole d’un groupe opprimé : les Blancs. (…)

Les Américains vivent désormais dans un monde où la loi qui a mis fin à la ségrégation est considérée comme raciste, où l’on restaure les monuments à la mémoire des confédérés et où « l’arc moral de l’univers »1 semble ne plus tendre vers la justice ».2 « Un monde où l’ensemble des pouvoirs exécutif et législatif, ainsi que l’échelon suprême du judiciaire, les représentants les plus importants du capitalisme américain et les grands groupes médiatiques participent à une purge du corps social [via une guerre menée contre les « ennemis de l’intérieur »3].

Comment cela est-il possible ? C’est précisément les questions abordées dans la partie 2 de l’essai de Cynthia Fleury intitulée « Fascisme, Aux sources psychiques du ressentiment collectif, qui suit la Racine présentant la partie 1.

Rappel : Cynthia Fleury, dans son ouvrage « Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment », propose une réflexion approfondie et pointue sur la dynamique sourde du ressentiment. Je m’y suis concentré sur la présentation, complexe, à partir de l’ouvrage de la philosophe et psychanalyste, de ce qu’est le ressentiment individuel. Mais, elle prolonge la réflexion sur le volet collectif, soit le ressentiment au sein des sociétés démocratiques et les périls politiques auxquels ce ressenti collectif expose notre société. Elle y relève avec finesse la capacité paradoxale de la démocratie à générer en son sein un terreau propice au ressenti victimaire, lequel, mal sublimé ou non canalisé, peut ouvrir la voie aux dérives autoritaires, dont les fascismes contemporains.

« C’est un risque devenu, hélas, quasi structurel à la démocratie, à savoir l’expérience de sa condition déceptive et, en réaction, la réactivation d’une tentation ressentimiste chez les citoyens qui se « ressentent » prioritairement méprisés, humiliés, impuissants, déclassés et qui réagissent en se radicalisant, en se binarisant, en faisant de la démocratie et de ses institutions leur « mauvais objet »4.

L’ambivalence démocratique : la blessure de l’égalité

Pour Cynthia Fleury, la démocratie porte en elle une promesse fondatrice : celle de l’égalité entre les individus. Mais cette promesse, toujours imparfaitement réalisée, ne cesse, par son incomplétude, de susciter la frustration et la déception. « La plus petite inégalité blesse l’œil » dans un univers où l’égalitarisme devient insatiable. La démocratie, en multipliant la visibilité des différences et des injustices, permet le surgissement d’un ressentiment aigu, nourri par l’écart entre l’idéal proclamé et la réalité vécue.

Ce malaise s’exprime par une suspicion grandissante à l’encontre des institutions, des élites et du vivre-ensemble lui-même. L’individu démocratique, face à des demandes sociales toujours plus complexes et à une justice perçue comme inaboutie, a tendance à se replier sur la posture victimaire caractéristique des « êtres du ressentiment ».

Du ressentiment individuel à la dérive collective

Le ressentiment se collectivise à travers la résonance des affects négatifs et la généralisation des discours victimaires. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et l’instantanéité des communications jouent ce rôle d’amplificateur : chaque expérience individuelle de l’amertume trouve écho, se renforce et se rigidifie dans des communautés de ressentiment. Ce passage du registre psychique au registre politique transforme le malaise privé en pathologie collective, extrêmement réactive.

Selon Cynthia Fleury, l’histoire montre que ce mouvement n’est pas anodin. Le ressentiment, lorsqu’il s’est coagulé à une échelle de masse, a déjà pavé la voie à des formes politiques autoritaires au XXᵉ siècle.

Le fascisme « existera à nouveau car il dépeint une situation psychique et non historique, un « idéal de rétrogradation » qui peut envenimer toute âme n’ayant pas su transformer les affres de son époque et ayant subrepticement mis en place un délire de persécution, qui a l’ampleur de son impuissance à produire une action transformatrice dans le monde, et qui est d’autant plus détestable qu’il garde au loin cette intuition de justice sociale, appelée à cor et à cri, pour des raisons uniquement basses » (p.174).

Il surgit précisément lorsque la société, minée par l’impression d’être lésée et la jouissance de la plainte, élit un chef censé incarner et venger sa colère.

Dérive fasciste : quand la pathologie collective devient politique

Fleury identifie un continuum entre le ressentiment insidieux et la « dictature de malades de la persécution », selon l’expression d’Adorno. Cette dérive survient lorsque la société préfère la haine (passive) à l’action : accuser, dénoncer, trouver des boucs émissaires apparaît alors plus facile que de remettre en question ses propres faillites ou d’exiger de soi une transformation créatrice. Le fascisme au sens large – qu’il soit historique ou contemporain, institutionnel ou populaire – se nourrit de cette énergie sinistre : il amalgame les doléances, transforme le sentiment d’impuissance en rage politique et fait de la division la matrice de son pouvoir.

Le risque que pointe Cynthia Fleury n’est pas seulement celui d’un retour du fascisme historique, mais celui d’un fascisme latent, centré sur l’impuissance, la haine et la dévastation des valeurs partagées – un risque inhérent à toute démocratie qui, oublieuse de sa propre fragilité, refuse de regarder en face la question du ressentiment qui la travaille en profondeur.

Le consumérisme ou l’apocalypse rampante

Au cœur de l’analyse de Fleury se trouve aussi l’idée que la société de consommation est avant tout une société de la consolation. Face aux blessures psychiques et à l’insécurité omniprésente — sociale, économique, culturelle — le consommateur moderne est engagé dans un cycle de satisfaction immédiate, de compensation matérielle. Mais cette logique ne fait que renforcer la dépendance, la fragilité et la “dénarcissisation” : l’individu cherche dans des objets de consommation un supplément de soi, une réparation illusoire du manque ou de la perte, mais ne fait que renforcer l’amertume et la frustration.

« La force de la rationalisation capitalistique est d’installer l’individu dans une situation où il est la proie de désirs qui ne sont pas spécifiquement les siens mais où, coincé dans cette rivalité mimétique bien connue des lois psychiques, il désire ce qu’il n’a pas, et s’enferme dans un régime de frustration permanente, lui faisant désirer ce qu’il croit lui être nécessaire pour être reconnu comme sujet. Le consommateur s’est laissé berner, en adoptant d’emblée un désir qui n’est pas nécessairement le sien, sans remettre en cause son attitude ». (p132)

Cynthia Fleury reprend d’ailleurs cette thématique dans son ouvrage suivant, La clinique de la dignité : « Les expériences d’effondrement ne sont pas uniquement l’autre nom des catastrophes naturelles ou humaines. Un effondrement plus sourd gangrène les sociétés développées, et hélas oriente le désir et les imaginaires des sociétés qui le sont moins. Hans Jonas l’avait nommé « apocalypse rampante », et chacun le connait sous le nom de surconsommation, le surplus étant devenu pour certains la seule preuve de la dignité. N’est signe de dignité que la satiété, alors même qu’elle rend malades les corps et qu’elle est techniquement impossible : le sujet qui a oublié la règle originelle de la sublimation de la finitude croit qu’il faut se remplir, de manière compulsive et boulimique, pour rassurer l’immense angoisse de vivre et la crainte, dans la rivalité mimétique, d’apparaître moins bien loti que son voisin. »5

Mais il est possible de « guérir du ressentiment » !

Premier volet : Le ressentiment, « ce mécontentement sourd qui gangrène l’individu et la société »

Second volet : La démocratie est fragile, le ressentiment la menace

Troisième volet : « Guérir du ressentiment »


Crédit image illustration : Adobe Stock

Aidez-nous à protéger l’environnement,
faites un don !

  1. Expression de Martin Luther King, qui, au fur et à mesure de la fin progressive et jamais totalement acquise des discriminations raciales, se réjouissait que « l’arc moral de l’univers » tendent vers la justice. ↩︎
  2. Valentine Faure, Comment le « ressentiment blanc » aux Etats-Unis a profité de la discrimination positive pour prospérer, Le Monde, 27 septembre 2025. ↩︎
  3. «Sylvie Laurent, « Le maccarthysme était une version mineure de ce qui se joue aujourd’hui aux Etats-Unis », Tribune publié le 10 octobre 2025, Le Monde. ↩︎
  4. Cynthia Fleury : « Concentrons-nous sur le droit d’expérimentation démocratique », Tribune dans le Monde 15 janvier 2022, consultée le 8 octobre 2025. ↩︎
  5. Cynthia Fleury, La clinique de la dignité, Seuil, Le compte à rebours, 2023, p.91. ↩︎