Les abeilles meurent toujours

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Le 21 avril dernier, à l’appel du collectif Bzzut , des manifestants se sont rendus devant le siège de la société Bayer à Bruxelles. Vêtus de noir et jaune et munis de panneaux divers, ils ont simulé la mort des abeilles, réaffirmant les lourds soupçons qui pèsent sur les insecticides commercialisés par cette firme dans le phénomène de la mort des abeilles.

Cette petite action de choc (images en cliquant ici)est venue bien à propos nous rappeler que, chez nous comme ailleurs, l’apiculture est menacée par un phénomène grave de mortalité des ruchers.
En Belgique, aucun recensement systématique ne permet de faire l’état des pertes. Celles-ci surviennent pourtant depuis près de 10 ans maintenant, selon un schéma qui contribue largement à alimenter l’hypothèse d’une mort due aux produits phytosanitaires. Ce sont en effet des ruchers qui sont touchés, pas des apiculteurs, ni des zones bien précises, et le problème concerne généralement plusieurs apiculteurs voisins simultanément… La distribution géographique laisse à penser que le problème concerne des ruches qui ont pu s’approvisionner à une source commune. Un même apiculteur qui a deux ruchers voit s’effondrer un rucher alors que l’autre ne présente aucun problème ; un apiculteur qui a des problèmes à un endroit voit disparaître les problèmes s’il transporte ses ruches à l’autre endroit. Si l’on ajoute qu’on ne décèle pas de signes cliniques de maladies dans les ruchers touchés et que les ruches retrouvent un comportement normal et se repeuplent peu à peu dès qu’on a retiré les cadres de nourriture, on comprendra que les apiculteurs sont peu disposés à entendre incriminer les maladies ou les carences alimentaires de leurs abeilles, ou encore leur incompétence à soigner leur cheptel, toutes choses régulièrement énoncées et relayées par la presse.

Ce phénomène n’est pas limité à note territoire et frappe la plupart des autres pays d’Europe, France, Espagne Italie, Allemagne, Royaume-Uni, Grèce… mais hormis en France, pays où existe un importante apiculture professionnelle, peu d’échos y sont donnés malgré l’ampleur qui le caractérise.
Consolation ou au contraire mauvaise nouvelle ? Les apiculteurs européens sont de moins en moins seuls. Sur le continent américain, ce début d’année est particulièrement catastrophique et les conséquences font grand bruit. Les apiculteurs américains ont perdu entre 30 et 40% de leur cheptel; environ 2 millions de ruches auraient disparu, vingt-sept Etats seraient touchés. « Colony collapse disorder », « disappearing disease », ces noms évoquent bien le même problème que chez nous : au printemps les abeilles font leurs premiers vols de butinage et ne reviennent plus. Les ruches se vident, du sud au nord du continent. Même tableau au Canada : en ce début de mai, les apiculteurs désolés comptent les ruches qui ne se réveilleront pas. La presse évoque 40% de pertes au Québec, 70% en Ontario…. Ces chiffres sont toutefois à prendre avec prudence : sur le continent américain comme chez nous, il est difficile de faire une moyenne en l’absence de statistiques complètes car les pertes sont irrégulières, certains ruchers disparaissant entièrement tandis que d’autres sont indemnes.
Mais les malheurs des apis américains pourrait bien changer la donne. En effet, de ce côté de l’Atlantique, le type et le mode de culture amènent d’autres secteurs à compatir vigoureusement aux malheurs de la profession apicole. Au Canada, les producteurs de pommes, de canneberges et de bleuets [[Baie bleue du myrtiller d’Amérique dit aussi airelle des bois]] s’interrogent sur l’avenir qui les attend : les abeilles mellifères, mises en transhumance sur leurs cultures, assurent une grande partie de la récolte. Aux USA, c’est la confédération des producteurs d’amandes qui la première a tiré la sonnette d’alarme. La Californie assure plus de 80% de la production mondiale ; la pollinisation de ses 220 000 hectares d’amandiers nécessite la transhumance de plus d’un million de ruches et le prix que paient les producteurs pour obtenir les ruches pollinisatrices (20% de leurs coûts d’exploitation) ne cesse d’augmenter. Les producteurs d’avocats, agrumes et autres cultures entomophiles devraient suivre: leurs récoltes dans cet Etat pèsent près de 6 milliards de dollars.
Et le reste du monde n’est pas davantage indemne : la presse fait état de pertes au Burkina Faso et à Taiwan, et on trouve trace sur le Net du même phénomène en Argentine, au Chili ou en Uruguay par exemple.

Bref, le problème est désormais mondial, et appelle des solutions urgentes, les scientifiques sont unanimes sur ce point. Sur ce point seulement, car au reste, les hypothèses défilent. Un agent pathogène courant de l’abeille, le Nosema, est assez souvent évoqué – mais les ruches touchées ne présentent pas les signes cliniques de la nosémose. Le Varroa, ce parasite importé qui peut faire effectivement des ravages, est aussi souvent cité sans qu’un lien quelconque puisse être constaté entre le niveau d’infestation, facile à mesurer, et l’importance des mortalités [[Il est symptomatique qu’aucune étude n’ait jamais établi un tel lien, ni même porté sur la question.]]. En outre on voit mal que le problème soit lié à une quelconque maladie, vu la distribution géographique évoquée plus haut. Les carences alimentaires ? L’abeille mellifère y est peu sujette relativement aux autres espèces, car elle peut s’approvisionner à trois, voire cinq kilomètres de distance… et l’appauvrissement de la zone agricole n’est pas nouveau. Il s’est fait graduellement, alors que le problème en question ici est apparu brutalement. Le tassement des populations d’abeilles sauvages, constaté depuis plus d’un siècle, est incontestablement un meilleur reflet de cette tendance. Les OGM ? On ne peut exclure qu’ils posent problème, mais il semble bien que le mal frappe même dans les pays qui en sont dépourvus. Les ondes électromagnétiques, dernier lapin sorti du chapeau ? Mais en ville, où la densité des antennes GSM et autres fils électriques est la plus forte, les abeilles se portent plutôt bien, et ne disparaissent pas…
Restent ces « nouveaux insecticides », molécules utilisées en traitement des semences, ce qui suppose une toxicité et une stabilité suffisante pour que la plante soit protégée jusqu’à son complet développement. Et jusqu’à sa floraison : les substances actives et leurs métabolites se retrouvent dans le pollen et le nectar des cultures traitées, et même de plantes non traitées, par contamination.
Les produits phytosanitaires, pourtant, font l’objet d’une évaluation détaillée de leurs effets, notamment toxico et écotoxicologiques. Ceux-ci sont-ils passés entre les mailles du filet ? C’est possible, car l’évaluation des pesticides porte sur leurs effets létaux (= mortels) pour l’abeille, mais pas sur leurs effets sublétaux. Or, c’est bien cela qu’on soupçonne : les produits, sans tuer l’abeille, dérègleraient les mécanismes subtils qui produisent son très complexe comportement social, et notamment ses mécanismes d’apprentissage et d’orientation. Il faut donc revoir les schémas d’évaluation. Et aller enfin au fond du problème, car la situation de l’apiculture devient dramatique.

En jeu, il y a les apports de la pollinisation, qui se chiffrent en milliards de dollars [[les références des chiffres ne sont pas donnés vu le nombre d’articles divers dont ils sont tirés. Les sources peuvent être données sur demande aux personnes intéressées.]]. Il y a le devenir d’un secteur en majorité non-professionnel, mais qui n’en constitue pas moins une production fût-elle artisanale, un patrimoine de savoir-faire, un appoint capable de fixer les populations rurales dans les pays guettés par la désertification des zones de montagne par exemple. Mais comme le note joliment « Bzzut » dans son communiqué, la disparition des abeilles inquiète peut-être moins par ses conséquences économiques, que par ce qu’elle signifie en terme d’évolution sociétale : On réfléchit à des stratégies pour s’affranchir des abeilles pour la pollinisation des arbres fruitiers. Finalement, à quoi peuvent-elles bien servir? Les apiculteurs et leurs abeilles sont progressivement réduits à un loisir passéiste, les espèces préservées en éprouvette, les pratiques muséifiées… Acculées aux marges de l’Empire, l’apiculture subit le même sort que toutes les autres formes non rentables de vie sociale, vouées à une éradication inéluctable.

Pour paraphraser Einstein : si l’abeille venait à disparaître, combien de temps survivrions-nous au rouleau compresseur de la normalisation économique ?