Pourquoi devrions-nous craindre une « bulle carbone » ?

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La poursuite des investissements dans les énergies fossiles alors même que la lutte contre le changement climatique impose une réduction drastique des émissions de CO2 est une aberration environnementale et présente en outre d’énormes risques financiers… pour tous.

Entre un confortable immobilisme et l’impérieuse nécessité d’aboutir à un accord mondial sur le climat en 2015, les négociations climatiques de Lima se sont achevées sur de timides avancées. C’est que les rêves de croissance des Etats et l’urgence à réduire les émissions de CO2 placent l’humanité dans une situation schizophrénique. Notre boulimie de combustibles fossiles n’a jamais été aussi grande alors que tous les signaux convergent pour nous appeler à un sevrage de cette dépendance aux hydrocarbures.

La communauté internationale a reconnu qu’il est impératif de limiter à 2°C la hausse de température (moyenne mondiale), seuil critique au-delà duquel l’ensemble des écosystèmes et les sociétés qui en dépendent devront faire face à des changements irréversibles et à des rétroactions positives qui accentueront encore la sévérité des impacts. Pour rester sous ce seuil, une quantité limitée d’émissions de CO2 peut encore être admissible. Ce qui constitue notre budget carbone. D’après le Postdam Institute, pour avoir 20% de chance de ne pas dépasser les 2°C, le budget carbone admissible s’élève à 886 GtCO2 entre 2000 et 2050. Tenant compte de ce qui a déjà été émis lors de la 1ère décennie de ce 21ème siècle, le budget s’élève à 545 GtCO2, et ce pour la totalité des activités qui animeront notre planète d’ici 2050[[Carbon Tracker Initiative- Unburnable carbon- Are the world’s financial markets carrying a carbon bubble? Rapport 2014]].

Or, le contenu carbone de la totalité des réserves prouvées[réserves prouvées : réserves pour lesquelles il y a 90% de chance de récupérer plus de pétrole ou de gaz que l’estimation annoncée]] en charbon, pétrole et gaz est estimé lui à 2795 GtCO2[[Carbon Tracker Initiative- Unburnable carbon- Are the world’s financial markets carrying a carbon bubble? Rapport 2014]], soit 5 fois plus que le budget admissible pour les 40 prochaines années. Sans réduction de l’intensité carbone[[Notamment par des techniques de capture et stockage de carbone (CCS) toujours en stade de développement et dont la rentabilité reste précaire Voir Dossier « [Captage et stockage du carbone : solution ou mirage ? »]] de la production d’énergie à partir de ces combustibles, le défi climatique posé à l’humanité exige de n’utiliser que 20% des réserves en énergies fossiles[[L’AIE est un peu plus optimiste puisqu’elle estimait en 2012 que deux-tiers des réserves d’énergies fossiles ne pourraient pas être brûlées pour respecter l’engagement climatique.]].

Des investissements à risque qui alimentent une bulle carbone

A ces réserves fossiles correspondent des investissements colossaux, non seulement de la part des compagnies et de leurs actionnaires, mais aussi de la part d’Etats et d’organismes gouvernementaux (notamment via des banques (semi)-publiques et les agences publiques d’assurance-crédit à l’exportation) ou encore de petits épargnants via leurs fonds de pension. Des investissements qui perdraient leur valeur si une grande parties de ces réserves de charbon, de gaz et pétrole se voyaient « condamnées » à rester enfouies du fait d’une ambition climatique à la hauteur des enjeux.

Carbon Tracker a estimé à un total de 7 420 milliards de dollars la valeur des actifs sur les places boursières des 100 plus grandes compagnies opérant dans le secteur du charbon et des 100 plus importantes actives dans le pétrole et le gaz. Des montants auxquels correspond un contenu carbone à faire exploser le plafond « climatiquement » tolérable.

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Illustration : Répartition du contenu carbone des réserves d’énergies fossiles sur les places boursières internationales (source : Carbon Tracker Initiative)

Mais les compagnies continuent à miser gros sur le manque d’ambition climatique puisque des sommes colossales continuent d’être investies dans ces énergies toxiques. Depuis 2000, les investissements des compagnies pétrolières ont augmenté de 180%. D’après Carbon Tracker, les investissements en capital des principales compagnies actives dans les énergies fossiles ont atteint en 2012 près de 700 milliards$ pour l’exploration et l’exploitation de nouvelles réserves. De nouveaux gisements s’ajoutant aux réserves au contenu carbone excédentaire qui viennent ainsi gonfler une « bulle carbone ».

Dès lors, l’éclatement de la bulle avec la dépréciation de ces actifs qui n’auraient plus aucune perspective de viabilité (‘stranded assets’) fait bien courir à la finance et à l’économie mondiale un risque systémique.

Signaux d’alerte et déni

Si la théorie de la bulle carbone apporte de l’eau au moulin des environnementalistes, les milieux financiers et économiques commencent à s’inquiéter sérieusement du risque encouru. En 2013, 70 groupes d’investissements européens et nord-américains, dont les deux plus gros fonds de pension publics américains, ont interpellé, via une lettre ouverte, les principales sociétés du pétrole, gaz et charbon leur demandant comment elles intégraient le risque d’une bulle carbone dans leurs business plans. HSBC, Citi ou encore Standard & Poor’s reconnaissant également les risques. Tout récemment la Bank of England a exprimé ses inquiétudes auprès de l’Environmental Audit Committee britannique et poursuit son enquête sur les impacts économiques que pourraient avoir ces actifs à risques.

Conscientes que le sujet de la bulle carbone percole dans les cénacles économiques et financiers, certaines compagnies affûtent leurs arguments destinés à rassurer leurs actionnaires et les marchés. ExxonMobil Corp., une des majors, dont les réserves libéreraient 40 Gt de CO2[Carbon Tracker Initiative- Unburnable carbon- Are the world’s financial markets carrying a carbon bubble? Rapport 2014]] si elles venaient à être exploitées, a produit cette année [un rapport dans lequel la compagnie ne nie pas les risques du changement climatique et la nécessité d’actions mais clame que cela ne constitue pas la priorité pour la communauté internationale. Le monde a besoin de pétrole et donc tous nos investissements seront valorisés, c’est en substance le message qu’Exxon envoie à ses actionnaires[[“All of ExxonMobil’s current hydrocarbon reserves will be needed, along with substantial future industry investments, to address global energy needs” declaration de William Colton, vice-president of corporate strategic plannning]]. La compagnie conditionne même le développement économique et l’accès à l’énergie pour les populations les plus pauvres à l’utilisation de ses précieuses réserves d’hydrocarbures. « We are confident that none of our hydrocarbon reserves are now or will become ‘stranded’…We believe producing these assets is essential to meeting growing energy demand worldwide, and in preventing consumers –especially those in the least developed and most vulnerable economies –from themselves becoming stranded in the global pursuit of higher living standards and greater economic opportunity”.

Bref, ExxonMobil comme d’autres grands groupes pétroliers et gaziers font le pari (risqué) de l’inaction pour sécuriser leurs actifs.

Mouvement citoyen de désinvestissement

Face à l’inertie d’un système alimenté par les énergies fossiles, des initiatives citoyennes voient le jour pour attirer l’attention sur les risques financiers liés à la poursuite des investissements dans un modèle non durable. Dans plusieurs pays, des étudiants, des membres de congrégations religieuses, des citoyens, etc. interpellent leur université, leur église, leurs pouvoirs locaux ou leur employeur pour les interroger sur la finalité des leurs investissements et les appeler à désinvestir le secteur des énergies fossiles. Quelques victoires ont pu être engrangées : aux Etats-Unis, l’Université de Stanford a décidé de retirer ses billes des investissements dans le charbon. L’Université de Glasgow est la première université européenne à se désengager de ses investissements actuels et à geler tout nouvel investissement dans les énergies fossiles. Plusieurs villes, principalement dans les pays anglo-saxons ont également sauté le pas[Voir [liste des universités, villes et institutions qui se sont engagées à retirer leurs investissements des énergies fossiles].

A l’échelle internationale, c’est 350.org via sa plateforme Go Fossil Free qui structure ce mouvement citoyen. Argumentaire, kit de lancement de campagne, relais sur les réseaux sociaux… un accompagnement précieux pour ceux qui voudraient trouver (réveiller) leur âme d’activistes. Du 13 au 14 février 2015, la 1ère journée mondiale de désinvestissement sera organisée avec des actions citoyennes et happenings que chacun est invité à proposer pour amplifier le mouvement de désinvestissement.

En panne d’idée pour mener une action ? Un petit coup d’œil à l’action menée par le collectif Bizi ! qui a déversé 1.8 tonne de charbon devant le siège de la Société générale afin que cette banque se retire du projet Alpha Coal (méga projet d’exploitation et d’exportation de charbon depuis l’Australie) pourra peut-être vous inspirer.

Une action largement relayée qui a eu son petit succès médiatique. Une pression qui semble avoir pesé puisque la Société Générale a annoncé ce 4 décembre son retrait du projet de mine de charbon Alpha Coal dans le Queensland… Il n’y a pas de petites victoires !

Gaëlle Warnant

Économie Circulaire