Publicité à la RTBF : les « Blue Screen », des écrans de fumée

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Au-delà des éléments factuels relatifs à l’analyse que nous allons mener de ce nouvel écran publicitaire déclaré « durable », ce qui est édifiant, c’est l’écart entre un discours convaincu, inspiré, engagé et emphatique du monde de la publicité et… ce sur quoi porte ce discours : une mesurette insipide. (Bon, c’est un peu leur métier aussi). Des entreprises pratiquent également, dans leur publicité corporate un (très) grand écart entre ce qu’elles prétendent être et ce qu’elles sont. Explication.

Depuis le 13 mars 2023, de nouveaux écrans publicitaires sont apparus sur la Une (RTBF) juste avant les JT de 13h et 19h30 : les « Blue screen » – non, il ne s’agit pas des célèbres écrans de plantage des PC. Il s’agit d’une initiative de RMB, « l’une des régies publicitaires les plus importantes en Belgique », qui a la chaîne publique francophone belge comme cliente.

Blue Screen, présentation

L’objectif du Blue Screen est double, explique la RMB sur son site :

  • d’une part, il s’agit de réserver des espaces publicitaires à la mise en évidence des entreprises et produits de consommation les plus exigeants en termes de durabilité dans leur secteur d’activité ;
  • d’autre part, l’écran a également pour but d’informer les téléspectateurs sur le caractère plus durable des organisations et produits promotionnés, afin de leur permettre d’opérer à terme des choix de consommation plus avertis. 

 RMB a mis au point, à destination des annonceurs, une charte d’éligibilité à l’écran Blue Screen. Cette charte est basée sur les critères actuels les plus fiables en matière de mesure d’impact environnemental déclare la régie. Elle semble (car nous ne l’avons pas, à ce stade, analysée en profondeur) effectivement sérieuse. Elle est d’ailleurs à ce point restrictive que, pour l’instant, on ne peut diffuser en continu, faute de disposer de suffisamment de candidats. Un bémol pour l’alimentation : l’Eco-score, critère retenu dans la charte, présente une faiblesse importante en ce qu’il ne tient pas compte suffisamment des pratiques agricoles. Pour affiner les choses, nous recommandons donc, pour les produits de la filière bovine, un critère nettement plus fiable à la mise sur pied duquel Canopea a participé : C’Durable ? – ceci est une pub éligible aux Blue Screen.

Deux annonceurs se sont pour l’instant manifestés : Eneco pour sa production d’énergie renouvelable (les produits de fournisseurs d’énergie 100% renouvelables sont éligibles) et D’Ieteren pour la Microlino (seules les voitures émettant moins de 60gr de CO2/km et pesant moins de 1.500 kg sont éligibles). Nous reviendrons en détail sur ce second cas.

« On scie la branche sur laquelle nous sommes assis »

Interrogés par Le Soir, Valérie Janssens, directrice du développement chez RMB et Yves Gérard, patron de la régie se montrent très enthousiastes et déterminés à réorienter la publicité vers plus de durabilité.

« La barre a été volontairement fixée assez haut. On ne veut pas être accusé de greenwashing » clame la première.

« La publicité a un rôle à jouer en matière de transition écologique », estime le second. « Elle a longtemps été un moteur poussant à l’hyperconsommation, elle peut devenir un incitant à consommer de façon plus responsable ».

« L’essence même de la publicité, c’est de faire connaître des choses (…) » avance madame Janssens. Ce à quoi nous répondons : « non, l’essence même de la publicité est de pousser à l’achat de choses en utilisant différents moyens de persuasion/influence/manipulation ». Mais rendons-lui la parole : « Si le monde de la publicité n’est pas capable de prendre en considération la durabilité, il va cesser d’exister. Les contraintes légales sont de plus en plus nombreuses ». Elle termine :  « Il y a une lassitude et une décrédibilisation des messages publicitaires. On scie la branche sur laquelle nous sommes assis. Il faut que la pub devienne un moteur de la transition écologique et que tout l’écosystème se réinvente ».

Il n’y a pas à dire, a priori ça sent la prise de conscience qui va conduire à la révolution au sein du monde de la publicité…

Mais prenons un peu de hauteur !

Poussés dans le dos

Cette initiative se place dans un contexte précis :

  1. Depuis le 1er janvier rappelle Le Soir, sur les chaînes de la RTBF, toutes les publicités qui font des allégations environnementales sont soumises à examen. S’il y a des doutes sur la véracité de ces allégations, un avis consultatif est demandé au JEP (le jury d’éthique publicitaire) et si cet avis conclut à un message trompeur, la publicité ne sera pas diffusée. Rappelons que ces allégations relèvent du « code de la publicité écologique » qui a été créé au sein du Conseil de la consommation par l’arrêté royal du 13 janvier 1995 et est entré en application en 1998. Il mentionne déjà le recourt au Jury d’éthique publicitaire, le JEP. La RTBF prend-elle donc au sérieux ce code avec 25 ans de retard ??  Depuis on a, à de très nombreuses reprises, mis clairement en évidence la défaillance du JEP dans le contrôle. Ce décalage temporel dans la prise en compte du code de la publicité écologique fait écho à la phrase de Paul Magnette dans le podcast Le Tournant consacré à son livre  : « Je peux vous assurer que c’est souvent de chez vous (donc de la RTBF) que viennent les objections à la volonté de réguler la publicité ». La RMB ferait-elle la loi à la RTBF ?
  2. Il y a, dans le nouveau contrat de gestion de la RTBF « l’obligation de développer une offre commerciale éthique et écoresponsable, favorisant les annonceurs dont les produits et les services sont associés à des exigences de durabilité ». Obligation pour le moins floue qui ne rassure pas sur une volonté forte d’aboutir à une chaîne publique ne dépendant pas de l’argent privé – et de ses exigences – pour fonctionner… Et qui prend donc, à ce stade, la forme concrète imaginée par RMB des « Bleue Screen ».
  3. Plus généralement, la publicité est de plus en plus interrogée pour ces effets néfastes sur l’environnement et sur la santé (le conseil supérieur de la santé vient de sortir un rapport accablant).

On le voit, la pression sur le secteur de la pub augmente et comme toujours, dans ce cas, il prend les devants, ce qui lui permet de garder la maîtrise et d’éviter ainsi de se voir imposer une régulation plus forte qu’il ne le souhaite. Ce faisant, il se met des balises qui ont une double particularité : ne pas nuire à l’efficacité de la publicité et plus largement ne pas mettre à mal cette activité économique éthiquement questionnable. Jusqu’à présent, la stratégie a parfaitement fonctionné et a annihilé toute tentative sérieuse de régulation.

Malgré (ou à cause de) le discours qui se veut (un peu trop) convaincant, on se permettra d’inscrire l’initiative « Blue Screen » dans cette stratégie payante pour le secteur. Pourquoi ? N’est-ce pas un peu sévère ?

Il faut pouvoir se les payer

Le combinaison d’une charte assez sérieuse et du maintien d’un tarif peu incitatif concourt aux résultats observés pour l’instant : peu d’annonceurs répondent présents. Précision importante sur le coût : il n’y a pas de tarif préférentiel pour ces « annonceurs durables ». Il faut donc pouvoir se les payer, les Blue Screen. On doute qu’un·e éleveur/agriculteur·trice ou un groupe de jeunes agriculteur·trice·s qui se lancent dans un projet de maraîchage biologique et qui produisent l’un et l’autre durablement aient les moyens de payer les quelques dizaines de milliers d’euros nécessaires pour avoir accès à un tel écran… D’Ieteren, malgré l’inflation et la guerre en Ukraine a eu une année record en 2022 avec un chiffre d’affaire de 11,9 milliards d’euros et un résultat consolidé de 733,4 millions d’euros soit une hausse de 51% par rapport à 2021.

Le contexte financier étant posé, poursuivons avec l’exemple de la publicité pour la Microlino, commercialisée précisément par D’Ieteren, exemple qui va nous permettre d’approfondir la critique.

« D’Ieteren œuvre pour la mobilité en Belgique depuis bientôt 220 ans« 

Précisons d’abord que les critères Blue Screen en matière d’automobile rencontrent ceux proposés depuis pas mal de temps par Canopea et sont d’ailleurs compatibles avec le concept de Lisa Car1.

La Microlino est la version moderne de la BMW Isetta présentée ici de manière remarquable et perverse (on finirait par croire que le mur de Berlin est tombé grâce à BMW) dans une publicité corporate de la marque allemande. Ce n’est donc pas la première fois que cette petite voiture sert, bien malgré elle, l’image d’ une société automobile (voir notre analyse : BMW dévoile LA voiture climate friendly).

Le constructeur de la version actuelle, la société suisse Micro (Micro Mobility System), est spécialiste des trottinettes électriques. Micro est distribué en Belgique par D’Ieteren Automotive au même titre que, notamment, Volkswagen, Audi, Seat, Škoda, Bentley, Lamborghini, Bugatti, Cupra, Rimac et Porsche.

Et depuis le début de l’année, D’Ieteren c’est lancée dans une vaste opération de séduction tous azimuts sous le thème  « La mobilité comme moteur d’une société florissante ». Cette interview de Catherine Vandepopeliere, Head of Communication & Sustainability « for a seamless and sustainable mobility » (c’est son titre sur Linkedin) est édifiante : « La mobilité est dans notre ADN. D’Ieteren œuvre pour la mobilité en Belgique depuis bientôt 220 ans. Nous sommes convaincus que seule une approche globale peut faire face aux défis actuels. Parce que changer la mobilité implique de changer la société (…). Convaincus de notre rôle d’exemplarité en tant qu’acteur clé de la mobilité en Belgique, nous devons être un catalyseur de la transformation de la mobilité, qui doit cesser d’être une part du problème et devenir un vecteur des solutions durables ». Et bien sûr la Microlino participe pleinement à cette opération : « avec (notamment) la Microlino, nous bâtissons un écosystème de mobilité complet et cohérent, adressé à toutes et à tous, et permettant de contribuer à l’atteinte des objectifs climatiques ».

La Microlino, oui, bien sûr ! Le greenwashing de D’Ieteren, non !

De là à dire que D’Ieteren utilise les Blue Screen et la Microlino pour faire la corporate advertising d’une société dont le cœur de métier est la vente de voitures dont la toute, toute, toute grande majorité ne répond pas aux critères du projet est un pas que nous… franchissons sans la moindre hésitation. Nous observons avec grande attention le monde de l’automobile depuis plus de 25 ans et nous sommes conscients du parfait cynisme dont ses représentants peuvent faire preuve. Et ce monde automobile est un des principaux clients du monde de la publicité (que nous observons également avec grande attention depuis plus de 20 ans) : avec ou sans Blue Screen les publicités pour les SUV continueront à occuper une partie importante de l’espace publicitaire de la chaîne publique… (et de tous les autres supports bien sûr).

Ceci est également vrai pour les autres secteurs : les Blue Screen ne feront jamais de l’ombre aux autres publicités et ne feront jamais le poids dans un effort d’orientation de la publicité vers du plus durable, ce qui, d’ailleurs, intrinsèquement, relève de l’impossible.

La Microlino, oui, bien sûr ! Le greenwashing de D’Ieteren, non.

A suivre !

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  1. Pour éviter toute ambiguïté : nous proposons la régulation de la publicité pour les véhicules automobiles en autorisant exclusivement celle pour les véhicules répondant à ces critères : avec les Blue Screen, elle disposerait d’un espace propre, mais co-existerait avec les publicités pour tous les autres véhicules, ce qui est une différence notoire.