Voitures de société : l’impossible débat

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Ces deux derniers mois s’est déroulée dans notre petit pays une micro-tragédie politique autour des voitures de société. Ce dossier est illustratif de l’impossibilité de débattre sereinement de certains sujets. Deux causes principales semblent pouvoir expliquer cette impossibilité » : (1) des freins psychologiques que l’on pourrait qualifier de « castrateurs », relevant du phénomène de dissonance cognitive et plus particulièrement du paradigme de l’infirmation des croyances et (2) des intérêts financiers dont la défense semble parfois confondue avec la poursuite de l’intérêt commun qui devrait, en bonne démocratie, guider l’action politique. Petite analyse socio-politique sous forme de rétrospective.

L’élément déclencheur

Fin novembre 2014, Dave Sinardet, politologue à la VUB et à l’Université Saint Louis, publiait dans la presse flamande et francophone une carte blanche intitulée « Ces si chères voitures de société » qui fit grand bruit, particulièrement au nord du pays. Il y remarquait que, dans les débats sur les réformes fiscales, un tabou semble demeurer intangible : les voitures de société. Il plaidait pour une suppression du régime fiscal de faveur dont elles jouissent et pour un allègement parallèle de la fiscalité sur le travail.

Les antécédents

La petite touche polémique de la carte blanche de Monsieur Sinardet, associée à l’omniprésence du mantra « tax shift » dans les discours politiques, explique sans doute les réactions parfois enflammées suscitées par le politologue. Mais son texte, à la fois lucide et posé, ne venait somme toute que confirmer les analyses antérieures de nombreux autres acteurs. Citons-en quatre.

Le Conseil supérieur des Finances
Dans son avis « La politique fiscale et l’environnement » publié en septembre 2009, le Conseil supérieur des Finances réalisait une analyse très fouillée du régime fiscal des voitures de société. Le Conseil rappelait que « Indépendamment des problèmes environnementaux que génère l’utilisation des voitures de société, un régime de faveur pour un avantage de toute nature particulier est déjà en soi une pratique inefficace et inéquitable.

 Du point de vue de l’équité horizontale, il n’est pas justifié que les revenus salariaux aient une imposition différente selon qu’ils sont attribués en nature ou en espèce. Ce principe vaut tant pour l’imposition des revenus que pour les cotisations sociales.

 Du point de vue de l’équité verticale, la concentration des bénéficiaires de voitures de société dans le dixième décile, conjuguée au traitement fiscal de faveur de ce type d’avantage de toute nature, réduit la progressivité de l’impôt. Elle rompt par ailleurs avec la proportionnalité des cotisations sociales.
»
Le Conseil considérait qu’il faut « aller progressivement vers la suppression du régime fiscal particulier des voitures de sociétés et aligner la taxation de l’avantage de toute nature sur celle des salaires, tant dans le chef de l’employeur que dans le chef du salarié. Le même principe s’applique aux cartes-carburant. »

Inter-Environnement Wallonie
Notre Fédération publiait en 2011 un dossier intitulé « Voitures de société : oser la réforme ! ». Pour IEW, on pourrait « définir les lignes de force d’une réforme efficace du système des voitures de société comme suit :

 amener la taxation des voitures de société à un niveau comparable à celle appliquée aux salaires ;

 aligner le régime fiscal des voitures de société sur celui des voitures privées.
»

La Commission européenne
Le « semestre européen » est un cycle de coordination des politiques économiques et budgétaires au sein de l’UE.

Dans ce cadre, en juin 2013, la Commission européenne recommandait notamment à la Belgique de s’attacher à « élaborer des propositions concrètes et définies dans le temps pour déplacer la charge fiscale du travail vers des assiettes fiscales ayant un effet de distorsion moins important sur la croissance, notamment en étudiant le potentiel de la fiscalité environnementale, par exemple en ce qui concerne le diesel, les combustibles de chauffage et l’utilisation privée des voitures de société ».
En juin 2014, la Commission rappelait que, en Belgique, « Un certain nombre d’aspects du système fiscal sont préjudiciables à l’environnement, comme le traitement fiscal des voitures de société ». Elle considérait qu’une réponse correcte aux problèmes posés par le système de mobilité (dont les émissions de gaz à effet de serre et la congestion du réseau routier) devait notamment « revoir le traitement fiscal avantageux pour l’utilisation privée des voitures de société et cartes-carburants et renforcer l’efficacité des transports publics ».

L’OCDE
Dans un « Working paper » et un « Policy highlight » publiés en septembre 2014, l’OCDE estime que « l’actuelle sous-taxation des voitures de société, et particulièrement l’absence, dans de nombreux pays, de conséquences fiscales au fait de rouler plus, a des coûts environnementaux et sociaux élevés. Ils incluent les contributions aux changements climatiques, à la pollution locale, à la congestion et aux accidents de la route. » L’OCDE estime le « subside » annuel équivalent à la sous-taxation à 2.763 euros par voiture en Belgique, pays où il est le plus élevé parmi ceux étudiés. Le manque à gagner de l’Etat est estimé par l’OCDE à 1,995 milliards d’euros en 2012. Ceci pour la seule dimension ATN (avantage de toute nature). Ce résultat est cohérent avec l’estimation faite par IEW soit 1,722 milliards d’euros. Une explication détaillée peut être trouvée dans le communiqué de presse diffusé par IEW le 26 septembre 2014 et intitulé « Négociateurs, osez la réforme des voitures de société ! ».

L’offensive du BBL

Le BBL (Bond Beter Leefmilieu, fédération « sœur » d’IEW active en Flandre) saisissait immédiatement l’opportunité ouverte par la carte blanche de Dave Sinardet. Quelques jours après la parution de celle-ci, le BBL lançait – avec le Netwerk Duurzame Mobiliteit et Kom op Tegen Kanker – une pétition relayée par IEW qui recueillait 25.000 signatures en une semaine. Soutenue par plusieurs économistes (dont Michel Maus et Paul De Grauwe), la pétition portait les mêmes revendications que la carte blanche de Monsieur Sinardet : « Nous souhaitons donc que le gouvernement mette progressivement fin au régime fiscal particulier des voitures de société et utilise les rentrées fiscales générées pour diminuer les charges sur le travail. ».

En parallèle à cela, les trois autres fédérations d’environnement belges (IEW, IEB et BRAL) publiaient le 03 décembre dans Le Soir une carte blanche poussant la réflexion plus loin en suggérant d’affecter une partie au moins des revenus générés par la suppression du régime fiscal des voitures de société au développement des transports en commun.

L’industrie aux abois

Devant cette offensive inédite menée au nord du pays par une coalition d’environnementalistes, d’acteurs de la santé, d’économistes et de politologues et largement soutenue par les citoyens, l’industrie automobile s’est immédiatement cabrée. La FEBIAC (Fédération belge de l’industrie automobile et du cycle) a vertement critiqué l’idée de mettre fin au régime fiscal de faveur dont jouissent les voitures de société.

Monsieur Philippe Casse, qui se présentait pour l’occasion comme « historien de l’automobile » (donc sensément neutre), et qui fut porte-parole de D’Ieteren Belgique pendant de nombreuses années, publiait le 05 décembre dans La Libre Belgique une carte blanche intitulée « Une mauvaise idée de plus ». Ce texte intentionnellement « corrosif » était critiquable sur (au moins) trois points.

  1. Le procédé : il s’agissait visiblement de jeter le discrédit sur l’opinion de Monsieur Sinardet, quitte à lui imputer des erreurs fantasmées, telle une prétendue confusion entre voitures salaires et voitures de flotte.
  2. L’honnêteté intellectuelle : Monsieur Casse évoquait « un peu moins de 300.000 » voitures salaires. Un historien de l’automobile digne de ce nom ne devrait pourtant pas ignorer que, selon les derniers chiffres ONSS disponibles, il y en avait 391.662 en avril 2013 et que leur nombre ne cesse d’augmenter… Si l’on ajoute à cela les voitures attribuées à des chefs d’entreprise avec statut d’indépendants sur lesquelles ne sont pas versées de cotisations ONSS (mais qui constituent néanmoins des voitures salaires), on arrive largement au-delà du demi-million.
  3. L’argument environnemental : contrairement à ce qu’affirme Monsieur Casse, le remplacement accéléré des voitures ne génère pas nécessairement un gain environnemental. D’une part, la pollution associée à la fabrication et au retraitement en fin de vie est loin d’être négligeable (voir la fiche 6 de « L’automobile en questions »). D’autre part, les évolutions technologiques entraînent parfois des reculs sur le plan environnemental (http://www.iewonline.be/spip.php?article4624 et http://www.iew.be/spip.php?article6855). En fait, le renouvellement accéléré est surtout et avant tout bénéfique au chiffre d’affaires du secteur automobile…

Pour comprendre les réactions de l’industrie, il faut être conscient de deux aspects. Premièrement, les ventes de voitures de société participent à stabiliser le marché automobile belge, à diminuer les fluctuations induites par le contexte socio-économique observées dans les autres pays. Deuxièmement, en confortant la voiture dans son rôle de marqueur de réussite sociale (le type de voiture attribué dépend plus de la place occupée par le salarié dans la hiérarchie de l’entreprise que de ses besoins en mobilité), les voitures de société participent à entretenir dans l’imaginaire collectif le désir de posséder une « grosse » voiture.

Les hésitations politiques

Mal à l’aise face à « l’attaque », le monde politique ne sut comment se positionner. L’accord de Gouvernement du 10 octobre 2014 ne fait référence aux voitures de société que pour envisager de supprimer la limite inférieure de l’ATN, c’est-à-dire pour renforcer encore le système existant (paragraphe 4.1.6, Fiscalité environnementale, page 84).

Seul le président de la NV-A adopta une posture sans ambiguïté. Monsieur De Wever déclarait le 02 décembre à l’Echo : « Je suis très clair : la porte est tout à fait fermée à ce qu’on touche à la taxation des voitures de société […] Je vais tout de suite tuer cette idée dans l’œuf. Cela ne se fera pas avec la N-VA dans un gouvernement. »

Le BBL tenta néanmoins de rouvrir cette porte violemment fermée en rencontrant les trois partis néerlandophones qui siègent au gouvernement fédéral (CD&V, NV-A, VLD). Ceux-ci, face aux 25.000 signatures de la pétition, laissèrent paraître – tout comme le MR une certaine volonté d’ouverture. Opportunisme ? Volonté de calmer le jeu ? Volonté sincère d’entendre enfin les recommandations du Conseil supérieur des Finances, de la Commission européenne, de l’OCDE, des ONG d’environnement et de quelques autres ? Il est difficile, à ce stade, de se prononcer.

L’incertitude quant à la réponse qu’apportera le Gouvernement fédéral complique la lecture de l’actualité. Début janvier 2015, la presse soulignait que, cette année, les bénéficiaires de voitures de société allaient devoir payer environ 2% de plus. Il ne s’agit en fait que d’un effet de la modification du calcul de l’ATN (avantage de toute nature) introduite en janvier 2012 et qui prévoit une révision régulière du système, basé sur le prix catalogue et les émissions de CO2, en fonction de l’évolution de celles-ci. Le rappel de cette disposition relève-t-il du hasard ? Faut-il y voir l’effet d’une volonté d’apaiser les esprits ? Dans l’état, toutes les interprétations semblent plausibles.

Le mot de la fin ?

Dave Sinardet développait, le 12 décembre, une analyse politique pertinente dans une deuxième carte blanche publiée par La Libre Belgique et intitulée « Perte de contrôle sur les voitures de société ». Nous lui laisserons le mot de la fin – en espérant que celle-ci ne soit que provisoire.

« Et nous voilà au cœur du débat. La fiscalité, ça ne sert pas seulement à remplir les caisses de l’État mais aussi à induire certains comportements (cette affirmation figure d’ailleurs aussi dans l’accord de gouvernement). Et personne ne conteste vraiment que l’effet à obtenir, c’est que, pour des raisons de mobilité et de santé publique, les gens utilisent moins leur voiture. Et pourtant, on maintient en l’état un système qui a exactement l’effet inverse. Si je me fie aux réactions off the record que j’ai reçues de la part de responsables politiques de bords différents, eux aussi sont bien conscients que tout ceci est absurde et malvenu. Mais arriver à agir en ce sens semble être plus compliqué.
C’est un cas exemplaire de l’enlisement des hommes politiques dans un système dont ils ont l’impression – ou dont ils prétendent – d’avoir perdu le contrôle. Souvent, c’est réellement le cas parce que nous vivons dans un contexte européanisé et globalisé. Mais, dans le cas des voitures de société, c’est précisément ce cadre international qui nous enjoint de changer notre fusil d’épaule. Et c’est le monde politique national qui, consciemment ou non, organise sa propre impuissance.
»