Aviation et climat

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Ce lundi 25 novembre 2019, la Commission du budget du Parlement de Wallonie poursuivait ses auditions – entamées en octobre – relatives à la situation et aux perspectives des deux aéroports wallons. Notre fédération était auditionnée et développait une analyse systémique du transport aérien, recommandant de mettre en place une sortie progressive de ce secteur. Le volet climat de l’analyse mérite que l’on s’y attarde.

 

En 2005, la Commission européenne estimait avec justesse que « Jusqu’à présent, les mesures mises en place aux niveaux international, régional et national pour lutter contre les effets du changement climatique n’ont pas nécessité de contribution notable de la part du secteur des transports aériens. Compte tenu de la croissance prévisible du trafic aérien, de nouvelles mesures doivent être prises pour éviter un impact de plus en plus marqué de l’aviation sur le climat. »1

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les choses, hélas, ne se sont guère améliorées. Dans un rapport commun2, l’agence européenne de l’environnement (EEA), l’agence européenne pour la sécurité aérienne (EASA) et Eurocontrol présentent les chiffres alarmants de la croissance des émissions dans le secteur. Les trois agences reconnaissent bien sûr le rôle important qu’ont joué les améliorations techniques au cours des 15 dernières années et qu’elles continuent de jouer. Elles ont ainsi permis de réduire de 2,8% par an le carburant brûlé par passager.km entre 2014 et 2017. Mais ces gains ne sont pas suffisants pour contrebalancer les effets conjugués de l’augmentation du nombre de vols, de la taille des avions et des distances parcourues.

 

Une croissance débridée

Le constat – fort similaire à celui posé dans le domaine du transport routier – est plus alarmant encore si l’on mène l’analyse au niveau mondial. Revenons un instant en 2005, année de la mise en garde de la Commission européenne. Le secteur aérien franchissait alors un cap symbolique : plus de deux milliards de passagers étaient transportés par les entreprises de transport aérien. En multipliant ce chiffre par la distance moyenne parcourue (soit 1.840 kilomètres), on obtient la mesure du volume de transport : 3.720 milliards de passagers.km. Côté fret, 37,7 millions de tonnes étaient transportées cette même année sur une distance moyenne de 3.780 km, soit un volume de transport de 142,5 milliards de tonnes.km. En 2018, le volume de transport de passagers s’établissait à 8.300 milliards de passagers.km (voir figure 1), en augmentation de 7,1% par rapport à 2017 et de +123% par rapport à 2005. Côté fret on comptabilisait 231 milliards de tonnes.km, en augmentation de 3,6% par rapport à 2017 et de 62% par rapport à 2005…

Figure 1 : évolution du trafic aérien au niveau mondial (période 1944 -> 2018) – Source : ICAO et al. 2019. Aviation Benefits Report.

 

Les aéroports wallons s’inscrivent pleinement dans ces tendances, avec une vigueur particulière : sur cette même période (2005-2018), le nombre de voyageurs transportés à Charleroi a augmenté de 329% et le nombre de tonnes de fret transporté à Bierset a crû de 166% (figure 2).

Figure 2 : évolution du nombre de passagers transportés à l’aéroport de Charleroi et du fret transporté à l’aéroport de Bierset (source des données : IWEPS et SPF MT, 2019)

 

Les prévisions menées par les professionnels du secteur (notamment l’organisation de l’aviation civile internationale – ICAO et l’association internationale de l’aviation civile – IATA) font état d’une amplification de ces tendances, avec une croissance annuelle de 4,1% sur la période 2015-2045 pour le trafic de passagers (ce qui correspond à une multiplication par 3,34 sur cette période de 30 ans).

 

Un impact climatique insoutenable

Les émissions de CO2 du transport aérien suivent une évolution similaire à celle du trafic (figure 3). Ainsi, entre 2020 et 2050, l’ICAO prévoit un plus que doublement des émissions du secteur. Ceci en tenant compte des apports positifs des améliorations technologiques (meilleur aérodynamisme, nouvelles motorisations, nouveaux carburants) et d’une meilleure gestion des opérations aériennes (rationalisation des routes, manœuvres d’atterrissage et de décollage optimisées, …).

Figure 3 : émissions de CO2 de l’aviation civile internationale – projections à 2050 (source : ICAO, 2015)

Ceci ne représente toutefois qu’une partie du tableau : l’aviation est responsable d’environ 4,9% du forçage radiatif3 : 1,8 % sont imputables aux émissions de CO2, 2,2% aux traînées de condensation et à la formation de cirrus (nuages de haute altitude formés de cristaux de glace) et 0,9% à l’effet des oxydes d’azotes et autres composés émis par les avions (figure 4). Dès lors, les solutions consistant à remplacer les carburants actuels par d’autres carburants (qu’il s’agisse d’agrocarburants ou de carburants synthétiques) ne pourraient, pour autant que le bilan sur le cycle de vie desdits carburants soit positif, ne résoudre qu’une partie du problème (les 1,8%).

Figure 4 : contributions du transport aérien au forçage radiatif – source : T&E, sur base de Lee, Fahey et al. 2009. Aviation and global climate change in the 21st century

 

Technologie, gestion du trafic et compensation

Les solutions dites « technologiques » n’en constituent pas moins l’un des trois axes qui structurent la ligne de défense du secteur, lequel prétend qu’il est possible de poursuivre sa croissance tout en respectant les limites planétaires. Notons pour la petite histoire que le secteur se contredit lui-même, dès lors que ses propres études (cfr figure 3) démontrent que la neutralité carbone relève pour lui de la chimère. Mais revenons à ces trois axes pour un rapide petit passage en revue

La technologie

Agrocarburants, carburants de synthèse, hydrogène, avions-ailes, avions solaires, … les idées ne manquent guère – mais nombre d’entre elles ne sont simplement pas porteuses d’améliorations environnementales. De plus, aucune ne semble suffisamment mature pour pouvoir porter des fruits à court terme, comme le soulignait tout récemment Carsten Spohr, le CEO de Lufthansa : « Il faut être honnête : dans les dix ans à venir, il n’y aura pas de nouvel avion révolutionnaire et le nombre de passagers va continuer à croître »4. Ceci suffit à clore toute discussion ; c’est en effet dès aujourd’hui (ou plus exactement dès avant-hier sans faute) qu’il convient de faire entrer en décroissance les émissions de gaz à effet de serre pour respecter les objectifs de 1,5°C comme de 2°C de réchauffement global. Ceci est fort bien résumé sur la figure 5 établie par le World Resources Institute sur base des publications du GIEC. C’est une rupture complète et immédiate des tendances qui est requise pour éviter le chaos planétaire. Il semble, dans ces conditions, raisonnable de consentir les efforts les plus importants dans les secteurs où ces efforts ne risquent pas de dégrader encore plus la capacité de l’humanité à répondre à ses besoins de base (notamment physiologiques) ; l’aviation fait partie de ces secteurs.

Figure 5: émissions mondiales de gaz à effet de serre actuelles, en 2030 (tendancielles et requises pour limiter le réchauffement à 1,5°C) et en 2050 – Source : World Resources Institute – traduction IEW

 

La gestion du trafic aérien

Plus connue sous son acronyme anglais ATM (air traffic management), la gestion du trafic aérien permet, dès lors qu’elle est optimisée à cet effet, d’améliorer la fluidité du trafic aérien, sa sécurité et son bilan environnemental. L’optimisation peut concerner tant la gestion de l’espace aérien et des routes suivies par les aéronefs que les manœuvres d’approche et d’atterrissage, au sol et de décollage. Le potentiel d’amélioration du bilan CO2 de l’aviation en Europe est de l’ordre de 5,8% selon le rapport précité de l’EEA, de l’EASA et d’Eurocontrol. Un impact réel, donc, mais limité – et donc bien insuffisant pour répondre au défi climatique.

 

La compensation

Le concept de compensation carbone est on ne peut plus simple : qui ne peut réduire ses propres émissions de CO2 paie autrui pour le faire à sa place, en finançant des projets de réduction d’autres émissions ou de séquestration du carbone. La Commission européenne publiait en 2017 une étude accablante pour les mécanismes de compensation5 : 85% des projets développés dans le cadre du mécanisme de développement propre des Nations Unies n’ont pas rempli les objectifs de réductions d’émissions. Se pose par ailleurs la question de l’effet d’aubaine auprès des porteurs de projets bénéficiant des financements : ceux-ci étaient-ils réellement indispensables pour mener les projets à bien – ou non ? Pour poser la question de manière volontairement caricaturale : est-il besoin de voyager en avion pour planter des arbres ?

C’est néanmoins la voie qu’a adoptée l’OACI, en développant le mécanisme CORSIA (pour Carbon Offsetting and Reduction for International Aviation). Selon l’analyse de la fédération européenne Transport & Environment, renoncer à l’inclusion de l’aviation dans le système européen d’échange de quotas d’émissions (ETS) pour adhérer au mécanisme CORSIA aurait pour conséquence de dégrader fortement le bilan climatique du transport aérien en Europe. Sur la période 2020-2030, ceci se traduirait par l’émission de plus de 680 MtCO2 supplémentaires…

 

Oser la décroissance

Dans son mémorandum remis aux partis politiques en amont des élections régionales de 2019, Inter-Environnement Wallonie proposait de sortir progressivement du modèle aéroportuaire. Est-ce là une expression d’un certain dogmatisme ? Que nenni ! Plutôt l’expression d’un pragmatisme certain visant à mettre en œuvre les recommandations des scientifiques spécialisés dans ces questions. En témoigne cette analyse du Tyndall Center for Climate Research : « Sous l’hypothèse optimiste d’une amélioration annuelle de l’efficacité énergétique de 2%, les taux de croissance du nombre de passager.km devraient être réduits à zéro en 2020, avec une réduction annuelle de 4% à partir de 2025. »6

Peu de décideurs, hélas, semblent convaincus de la pertinence de cette analyse. Et celles et ceux qui le sont semblent éprouver de grandes difficultés à mettre en œuvre les mesures politiques nécessaires pour concrétiser une sortie progressive du transport aérien.

Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui puisse clôturer ce petit billet sur une note d’espoir ? L’auteur ne le peut pas…


  1. Commission européenne. 2005. Communication du 27 septembre 2005 sur la réduction de l’impact de l’aviation sur le changement climatique – COM(2005) 459 final, p. 11. Téléchargeable ici : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52005DC0459&from=EN
  2. EEA, EASA, Eurocontrol. 2019. European Aviation Environmental Report 2019. Téléchargeable ici : https://ec.europa.eu/transport/sites/transport/files/2019-aviation-environmental-report.pdf
  3. Le forçage radiatif est la différence, mesurée au niveau de la tropopause (zone située à environ 11 km de la surface de la Terre), entre l’énergie reçue sous forme de radiations solaires et celle émise (toujours sous forme de radiation) par la Terre. Un forçage radiatif positif (la terre reçoit plus d’énergie qu’elle n’en émet) induit un réchauffement planétaire.
  4. La Libre Belgique, 20 novembre 2019
  5. Öko-Institut, Infras & SEI. 2016. How additional is the Clean Development Mechanism? Téléchargeable ici : https://ec.europa.eu/clima/sites/clima/files/ets/docs/clean_dev_mechanism_en.pdf
  6. Alice Bows-Larkin. 2015. All adrift: aviation, shipping, and climate change policy, Climate Policy, 15:6, 681-702