Aviation et climat : petite leçon illustrée de cécité semi-volontaire

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Au cours d’une interview publiée dans La Libre du 22 avril 2023, le Ministre wallon du Budget, des Aéroports et des Infrastructures sportives livrait sa vision du développement aéroportuaire. Certaines des vues énoncées nous semblent emblématiques d’une criante sous-évaluation des enjeux environnementaux. Laquelle conduit à (ou permet de …) rejeter, l’âme sereine, les politiques de rupture aujourd’hui indispensables (en raison de décennies d’atermoiements) pour répondre à l’enjeu climatique.

Le Ministre aurait pu développer une critique argumentée du plaidoyer des personnes et organismes qui interrogent la pertinence du développement aéroportuaire ou qui recommandent d’en sortir. Il semble avoir préféré s’en tenir à une version caricaturale de ce plaidoyer et lui opposer des considérations tout aussi caricaturales dans le but apparent de le discréditer.

Ainsi déclare-t-il : « Il est facile de dire à ceux qui veulent aller en Grèce qu’ils ne pourront y aller que tous les trois ans parce qu’on va réduire les mouvements des avions et parce que ce n’est pas bien de prendre l’avion. Priver les gens de liberté de déplacement, ça n’a pas de sens. »

Analysons ce premier extrait d’interview point par point :

  • il n’est en fait pas facile du tout de dire à la population qu’il faudrait réduire la consommation de transport aérien ; il s’agit d’un message qui « ne passe pas », notamment en raison de la très forte valorisation culturelle dont jouissent les voyages en avion depuis des décennies ; c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles si peu de responsables politiques s’y risquent, y compris parmi celles et ceux qui sont persuadé·e·s qu’il est nécessaire de voler moins ;
  • à un environnementaliste qui dirait « ce n’est pas bien de prendre l’avion », on serait en droit de rétorquer « Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! »1 ; si les experts du climat recommandent de voler moins, ce n’est pas parce que c’est « mal » de voler, mais parce qu’il est impossible de continuer à utiliser l’avion comme aujourd’hui ET de maintenir le climat planétaire dans des limites compatibles avec la survie du genre humain (et ceci vaut bien sûr pour beaucoup d’autres secteurs d’activités) ;
  • la confusion entre la liberté de se déplacer et la manière dont on exerce cette liberté est récurrente dans les discours « pro-voiture » ou « pro-avion » ; les environnementalistes ne cherchent pas à priver quiconque de sa liberté de circuler, mais juste à demander à toutes les personnes d’exercer cette liberté d’une manière qui soit compatible avec les limites planétaires ;
  • quant à la question du sens… cela a-t-il du sens de laisser les personnes polluer en toute ignorance (car rares sont celles et ceux qui sont pleinement conscient.e.s de l’ampleur du défi climatique) et mettre, de ce fait, leur avenir et celui de leurs enfants en danger ? n’est-il pas plus censé de leur fournir l’information nécessaire pour poser des choix en toute connaissance de cause ?

Le Ministre déclare que « On lutte déjà contre les vols de courte distance. Dès qu’il y a une alternative crédible de transport, il faut lui permettre de remplacer le voyage en avion. Il faut surtout que cette alternative ne coûte pas plus cher. […] Mais tant que ces solutions n’existent pas, sur le court terme, on ne va pas culpabiliser les gens parce qu’ils voyagent en avion. »

Ce deuxième extrait est, lui aussi, riche en idées un peu courtes :

  • les vols de courte distance sont bien sûr tout à la fois (1) ceux qui sont les plus polluants par km parcouru (la phase de décollage est plus « lourde » dans le bilan du vol en court qu’en moyen ou long courrier) et (2) ceux pour lesquels il est le plus aisé de trouver une alternative ; il n’en demeure pas moins que le gros de l’impact climatique est produit par les vols longue distance (selon une étude récente menée sur 31 pays européens, les vols de plus de 4 000 km représentent 6,2% des décollages mais 47% de la consommation de carburant…)2 ;
  • le voyage en avion est un produit de consommation dont le prix ne reflète pas les vrais coûts, ce qui explique en grande partie qu’on en fait une consommation immodérée : le 29 novembre 2021, lors d’un séminaire organisé par Canopea et le BBL, Jasper Faber, Manager Mobility & Transport du consultant CE Delft, expliquait ainsi que la prise en compte des coûts impayés (taxes sur le carburant et TVA sur les billets) et des externalités augmenterait de 60% le prix moyen d’un voyage en avion – ceci sans même évoquer les conditions salariales désastreuses du secteur low-cost qui tirent également les prix vers le bas ; il est dès lors illusoire de vouloir développer des alternatives qui « ne coûtent pas plus cher » – sauf à vouloir transposer aux autres modes les aberrations propres au transport aérien ;
  • Il ne s’agit nullement de culpabiliser, mais de responsabiliser ; on ne peut être jugé coupable des conséquences négatives d’une de ses actions que si l’on était conscient de ces conséquences négatives au moment où on a réalisé cette action ; or, une grande partie de la population (dont le Ministre semble faire partie) n’a qu’une connaissance très parcellaire de l’enjeu climatique et des conséquences des bouleversements en cours.

Le 21 janvier 2023, Monsieur Willy Borsus, Vice-Président du Gouvernement wallon, déclarait à propos de l’aéroport de Bierset : « Un Gouvernement n’a pas pour vocation de détruire ce qu’il a lui-même mis des années à construire, et à construire avec succès ». Ce à quoi nous répondions qu’un Gouvernement n’a pas non plus pour vocation de détruire le climat planétaire… Dans la même veine, le Ministre Dolimont déclarait dans son interview à La Libre : « On ne peut pas se dire qu’on ne va plus rien faire pour aider au développement de l’aéroport. Il faut savoir vers où on veut aller. »

Ces propos nous semblent particulièrement inquiétants dans la bouche d’un membre du Gouvernement :

  • le choix de développer le secteur aérien en réponse à l’effondrement de la sidérurgie wallonne pouvait se comprendre au tournant des années 1980-1990 ; aujourd’hui, alors que le contexte a fondamentalement changé et que les défis environnementaux sont beaucoup mieux documentés qu’ils ne l’étaient il y a 35 ans, persister dans cette voie relève, de notre point de vue, de la faute politique ; faute que seules peuvent expliquer une mauvaise appréciation de l’enjeu climatique, une difficulté à reconnaître des erreurs passées, une incapacité à imaginer d’autres scénarios pour la Wallonie – ou une peur de s’aliéner une partie de la population ;
  • « il faut savoir vers où on veut aller » déclare le Ministre ; le Gouvernement veut visiblement aller vers un développement continu du transport aérien ; son refus d’admettre que cela n’est simplement plus possible dans le contexte actuel l’empêche de voir que ce vers quoi il chemine (ou vole) c’est en fait l’enfer climatique dont parlait en ces termes Monsieur Antonio Gutteres, Secrétaire général des Nations Unies, lors de son discours inaugural de la COP27 en novembre 2022 : « Notre planète approche à grands pas de points de basculement qui rendront le chaos climatique irréversible. Nous sommes sur une autoroute vers l’enfer climatique, avec le pied toujours posé sur l’accélérateur »

L’argument est récurrent chez celles et ceux qui tentent de justifier leur inaction par celle (réelle ou non) des autres : « Toutes les mesures contraignantes sur le secteur doivent être prises à un niveau plus large » déclare ainsi Monsieur Dolimont.

Ceci peut sembler relever du simple bon sens ; cependant :

  • Il s’agit en fait d’une question morale qui doit être examinée comme telle ;
  • au niveau personnel, cette position est indéfendable : elle reviendrait à dire que l’on ne doit se comporter de manière responsable vis-à-vis de la communauté qu’à partir du moment où tous les autres membres de cette communauté font de même ; or, si chacun.e attend tout le monde, personne ne bouge… ;
  • la question est certes beaucoup plus délicate à un niveau collectif, national ; mais doit-on – peut-on – vraiment considérer que de larges accords internationaux constituent un préalable indispensable à une politique nationale ou régionale de régulation du transport aérien visant à préserver le climat planétaire ? Il nous semble que non : outre que cela revient à présupposer un attentisme délétère chez l’ensemble des dirigeants des autres nations, nous n’avons simplement plus le temps d’attendre ; pour le dire avec un peu d’emphase (mais en toute cohérence avec les connaissances scientifiques), nous devons agir – ou accepter de bientôt périr…

Multiples, complexes et interconnectés, les défis environnementaux (dont l’effondrement de la biodiversité et les bouleversements climatiques) sont aussi des symptômes. Notre incapacité à contextualiser ces symptômes, à identifier les causes profondes qui les ont engendrés nous empêche de lutter efficacement contre celles-ci. La principale de ces causes profondes est, selon notre analyse, l’excès. Excès des prélèvements de ressources naturelles par rapport à leur taux de renouvellement, excès des rejets par rapport aux capacités d’absorption par la biosphère. Excès de croissance, excès de production, excès de consommation – excès de transport… ce sont donc des politiques de rupture qui sont nécessaires pour répondre aux enjeux climatiques et de biodiversité. C’est ce que, en termes policés, l’IPBES déclarait en 2019 lors de la publication de son rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, soulignant l’impérieuse nécessité de mettre en place un « changement en profondeur », soit « une réorganisation en profondeur à l’échelle du système de l’ensemble des facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris des paradigmes, des objectifs et des valeurs. »

La sous-évaluation des enjeux environnementaux (qu’elle soit ou non consciente, volontaire) induit inévitablement une incompréhension face à celles et ceux qui promeuvent des politiques de rupture. Alors que grandit l’éco-anxiété chez celles et ceux qui ont pu, su et/ou voulu ouvrir grands les yeux sur les enjeux environnementaux, l’incompréhension, se développe chez celles et ceux qui ne les ont pas ouverts – les ont juste entr’ouverts. Les débats autour du transport aérien en sont emblématiques.

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