La ruée vers la voiture électrique

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Je l’attendais personnellement comme LE livre sur la voiture électrique1.La ruée vers la voiture électrique. Et je ne suis pas déçu. Cette fois encore, comme avec ses deux ouvrages précédents2, Laurent Castaignède a fait œuvre utile. Connaissance approfondie du sujet, maîtrise des aspects techniques, pertinence des analyses, approche systémique ne négligeant aucune dimension (historique, technique, culturelle, environnementale, politique, économique, sociale, …) – et qualité de l’écriture. Un ouvrage à mettre entre toutes les mains !

Il est difficile de faire la recension d’un ouvrage tel que celui-ci sans céder à la tentation d’en citer de (très) larges extraits. Je vais néanmoins tenter l’exercice…

Accueil

Dès les premières pages, l’auteur nous accueille comme le ferait un guide compétent et prévenant avant d’entamer une balade-découverte : « Bienvenue dans une transition écologique qui se cherche, entre opportunités économiques de nouveaux marchés prometteurs et conscience collective d’une nécessaire forme de sobriété, entre lueurs électriques d’espoir et dégâts collatéraux massifs. Entre miracle technologique et désastre environnemental, où positionner la nouvelle génération de voitures électriques ? »

La structure du livre est pensée pour faciliter aux lectrices et lecteurs la familiarisation avec le sujet et susciter les réflexions. Dans la première partie, l’auteur dresse un panorama de l’histoire de la voiture électrique, rythmée par ses avancées techniques… et ses déboires commerciaux face à sa concurrente de toujours : la voiture à moteur thermique. La deuxième partie nous permet de mieux appréhender les limites d’une électrification de tout le parc automobile. Dans la troisième partie, l’auteur analyse les tendances actuelles. Quels en sont les avantages ? les faiblesses ? Il nous livre ensuite, dans la quatrième partie de l’ouvrage, ses réflexions, suggestions et recommandations pour tirer le meilleur parti de l’électrification sans proroger le système automobile et ses incidences négatives.

Nous ne nous attarderons pas ici sur la partie historique. Relevons juste qu’elle est très largement documentée, chiffrée et illustrée et permet de mieux appréhender la « lutte » historique entre motorisation thermique et motorisation électrique. Lutte qui, au tournant du XIXème et du XXème siècle, se menait au coude-à-coude, chaque motorisation faisant valoir ses propres avantages (pour faire simple : propreté et silence contre flexibilité et autonomie).

« Être en capacité de « faire le plein de carburant » à peu près n’importe quand et n’importe où, au pire en faisant un détour de quelques kilomètres et en n’y consacrant que quelques minutes, a toujours été un point clé du développement automobile. » Point clé et décisif qui permit à la motorisation thermique de s’imposer pendant plus d’un siècle, en dépit de fugaces « retours en grâce » de sa concurrente électrique.

Le juste milieu

Ni techno-utopiste ni technophobe, on pourrait qualifier Laurent Castaignède de techno-réaliste. S’il souligne à raison que « La motricité électrique des véhicules routiers est indéniablement une formidable innovation technique », il rappelle par ailleurs que : « Le véhicule électrique n’est pas en lui-même vertueux. » C’est, comme pour toute avancée technique, l’usage que nous en ferons collectivement qui sera déterminant. Et pour en faire un usage raisonné, il faut savoir éviter l’ornière des enthousiasmes débordants et aveuglants, savoir faire la part des choses : « Même si l’électrification de la mobilité motorisée fait consensus en termes de potentiel d’amélioration de la qualité de l’air urbain des métropoles, l’intérêt de remplacer le parc de voitures thermiques par de nouveaux modèles électriques est cependant loin d’être évident du point de vue du changement climatique. »

Recharge

Souvent débattue, la question des réseaux de bornes de recharge est tantôt abordée du point de vue de l’utilisateur.trice, tantôt du point de vue réglementaire. Laurent Castaignède nous offre un point de vue complémentaire autant qu’indispensable : celui du planificateur s’appuyant sur de solides ordres de grandeur : « En schématisant, pour qu’une station-service traditionnelle puisse voir la totalité de sa clientèle passer à un véhicule électrique, il faudrait que soient construits autour d’elle environ 200 postes de charge publics et 3 000 privés. »

Une station-service d’autoroute, pour gérer un flux équivalent de véhicules électriques et tenant compte d’une autonomie moindre de ceux-ci (donc des recharges plus fréquentes) devrait être équipée « de centaines de bornes de recharge rapide au bas mot ». Il faudrait aussi raccorder « au réseau les aires d’autoroutes concernées par des lignes à très haute tension » pour pouvoir répondre à « un appel de puissance sur le réseau de 75 MW, soit presque 10% de celle délivrée par un réacteur nucléaire ou une centrale thermique… »

Les ressources

Question trop souvent évacuée par les thuriféraires de la mobilité électrique : comment assurer le flux de ressources nécessaires pour remplacer plus d’un milliard de véhicules à motorisation thermique par autant de véhicules électriques. Sur base d’analyses de l’Agence Internationale à l’énergie (AIE), l’auteur nous rappelle que « Une automobile thermique moyenne contient environ 20 kg de cuivre et 10 kg de manganèse. Une version électrique courante contient en moyenne 55 kg de cuivre (donc trois fois plus en incluant les quelques autres kg de borne de recharge) et 25 kg de manganèse, mais aussi 0,5 kg de terres rares dont le néodyme, 9 kg de lithium, 13 kg de cobalt, 40 kg de nickel ainsi que 65 kg de graphite. »

Les défis industriels sont donc nombreux et complexes : « ouverture de multiples mines, extraction et raffinage de leurs métaux, construction d’usines dédiées aux batteries et aux véhicules, maillage des territoires en bornes de charge rapide, etc. » Autant, bien sûr, que les défis sociaux et environnementaux associés.

Géopolitique

« Par le passé, la ressource pétrolière a maintes fois été sujette à de multiples conflits armés, qui ont brutalement asséché certains approvisionnements cruciaux. » Il est nécessaire d’en être conscient.e si l’on ne veut pas tomber de Charybde en Scylla :« Finalement, échanger l’inégalité spatiale de répartition planétaire de la ressource pétrolière et de son raffinage contre celle de plusieurs métaux critiques, dont les ressources sont elles-mêmes encore moins dispersées dans les sous-sols de la planète, correspond clairement à un risque accru de défaillance. »

Laurent Castaignède nous rappelle par ailleurs que les questions géostratégiques dépassent les aspects liés à l’approvisionnement en ressources : « La voiture électrique constitue en effet une forme de revanche sur la domination industrielle occidentale sur le secteur automobile, notamment vu de Chine. » Il est indispensable d’en être conscient pour bien comprendre ce qui se joue à l’heure actuelle.

Éloignement des nuisances et prorogation

Dès lors que les voitures seraient silencieuses (à faible vitesse : au-delà de 40 à 50 km/h, le bruit associé au roulement des pneus sur la chaussée domine) et sans émissions directes, la voiture ne va-t-elle pas redorer une image qui avait été quelque peu écornée par le dieselgate, les débats sur la pollution en milieu urbain et la mise en place de politiques de restriction d’accès ? C’est un des dangers identifiés par l’auteur : « On peut parier que l’électrification de la mobilité routière participe globalement d’un nouvel éloignement des pollutions et de leur perception, bien au-delà de l’horizon des consciences, auprès de consommateurs de voitures thermiques déjà passablement anesthésiés. » Dès lors, « sous couvert d’une nouvelle virginité, il est fortement à craindre que la voiture électrique, si elle n’est pas sérieusement domptée, ne soit le cheval de Troie d’un nouveau regain d’usage et d’emprise du système automobile et de l’extractivisme, une nouvelle frontière de leur déploiement hégémonique. »

Raison garder

Dans ce contexte, le rôle du politique devrait être central, bien plus important qu’il ne l’est dans les faits. Car si des soutiens réglementaires et financiers au développement de la mobilité électrique sont pris à tous les niveaux de pouvoir, il est à craindre que ce ne soit pas tant l’effet d’analyses rationnelles que celui de plaidoyers efficaces de la part d’acteurs financièrement intéressés. « Bien que la voiture électrique dispose de nombreux atouts, aujourd’hui plus que jamais, elle est survendue par ses promoteurs qui n’ont de cesse d’en marteler les vertus, exagérées à foison, tandis qu’ils occultent consciencieusement ses travers pourtant criants, du moins pour peu que l’on s’y intéresse à tête reposée. En résumé, la liberté qu’elle porte s’accompagne de multiples nouvelles contraintes, ses recharges sont beaucoup plus carbonées qu’il n’y paraît, la pollution qu’elle réduit est en bonne partie délocalisée, son taux de renouvellement risque de s’accélérer et son encombrement, à l’échelle du véhicule comme de la collectivité, ne promet que de s’accroître. »

Le débat politique est dès lors pollué, biaisé et laisse peu de place à l’analyse sereine, dépassionnée : « la croyance en l’avènement prochain de cette « voiture propre », portée par des acteurs industriels ambitieux et appuyée par la complicité de dirigeants politiques avides de croissance, est devenue un véritable dogme. »

Cela est d’autant plus dommageable que la « reprise en mains » politique est également indispensable pour lutter contre « l’autobésité » (tendance à l’accroissement de la taille, de la masse, de la puissance des voitures) que renforce l’électrification. « Et il ne faut pas se faire d’illusions sur la capacité d’initiative des constructeurs à arrêter de surenchérir sur les prestations de confort ni à proposer des véhicules plus modestes, du moins pas dans le but de restreindre les ventes de l’ensemble : cela est complètement contraire à leurs objectifs financiers. C’est donc par la contrainte extérieure, réglementaire et fiscale, que toute politique volontariste doit être menée. » C’était déjà l’analyse menées par la Conférence Européenne des Ministres des Transports (CEMT) en 1991…

À méditer

Difficile, disais-je en début d’article, de ne pas céder à la tentation de citer de larges extraits d’un essai tellement riche, tellement passionnant. Je me permettrai, pour conclure, un petit « craquage » avec 5 (courtes) citations à méditer :

  • « Le développement à marche forcée de la voiture électrique, qui promet de s’imposer sur la voiture thermique, du moins dans les pays occidentaux et dans les mégapoles chinoises, pose question au regard de nombreuses limites qui sont de nature à en plafonner l’expansion, tant sur le plan de sa fabrication que de son fonctionnement.
  • Une autre question est de savoir si, ce faisant, elle n’assèche pas les ressources et l’intérêt de développer d’autres usages électriques plus pertinents.
  • La voiture électrique ne peut faire exception à une lourde remise en question de sa masse, de sa puissance, et de son gabarit.
  • L’espoir législatif de la généralisation des ventes de voitures électriques à l’horizon 2035 (et 2040) repose sur plusieurs conditions nécessaires tellement incertaines que l’on peut raisonnablement pronostiquer son échec, suivi d’un report des échéances, voire de son simple abandon3.
  • La première liberté automobile retrouvée, c’est celle de pouvoir s’en passer avant de décider de l’utiliser. »

Crédit image d’illustration : Adobe Stock

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  1. Laurent Castaignède, La ruée vers la voiture électrique, Entre miracle et désastre, Ecosociété, 2023
  2. Et même 3 ouvrages précédents, le premier ayant fait l’objet d’une réédition revue et augmentée. Le premier : https://www.canopea.be/la-face-obscure-des-transports/, le deuxième : https://ecosociete.org/livres/la-bougeotte-nouveau-mal-du-siecle, et le troisième : https://ecosociete.org/livres/airvore-ou-le-mythe-des-transports-propres
  3. Il est intéressant de citer ici également Robert Wares, Président d’Osisko Metals, interviewé dans La Libre du 02 décembre 2013. Interrogé sur le caractère réaliste ou non de l’interdiction de la vente de véhicules thermiques en 2035 en Europe, celui-ci répondait : « Non, ils rêvent en couleurs. Autant en Amérique du Nord qu’en Europe. C’est un objectif purement politique qui va être remis en cause avec le temps. »