La voiture : représentations et comportements

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Le bilan de santé de notre planète et de ses habitants (notamment humains) nous invite à réduire les pressions que nous lui infligeons. Une réduction à opérer dans tous les secteurs d’activités. Ce qui se révèle particulièrement ardu pour la mobilité. Durant les dernières décennies, notre système de transport, non durable, s’est progressivement sclérosé. Notre rapport à la voiture y a indéniablement joué un rôle. Mais dans quelle mesure ?

De très nombreux facteurs ont progressivement façonné notre modèle de mobilité : énergie abondante et bon marché, urbanisation du territoire, démocratisation de la voiture, mondialisation, développement de l’industrie des loisirs, centralisation de certains services, … D’autres facteurs apparaissent plus « impalpables », tels notre rapport à la voiture. À quel point la représentation qu’une personne se fait de l’objet « voiture », les caractéristiques (notamment socio-économiques) de cette personne et ses comportements de mobilité (au sens large) sont-ils corrélés ? Pour (mieux) le savoir, Canopea a réalisé une enquête à laquelle ont répondu 802 personnes. Les réponses en ont été analysées. Intitulé « Représentation de la voiture dans l’imaginaire collectif », le rapport de synthèse a été publié en décembre 2023.

Avant tout : merci les collègues 😊

Ce travail n’aurait jamais vu le jour sans la détermination de Jessica Delangre qui s’est saisie de l’idée, a développé le questionnaire d’enquête, l’a diffusé puis a fait une première analyse des données collectées, dégageant de premiers enseignements.

L’analyse n’aurait pu être menée à son terme sans l’implication de Pierre Jamar qui a effectué un remarquable traitement statistique des nombreuses données récoltées et a écrit une grande partie (pour ne pas dire la quasi-totalité) du rapport.

Le dossier n’aurait pas pris forme sans le professionnalisme de Chloé Vargoz qui, en un temps record, a réalisé une très belle mise en pages, laquelle peut sans conteste être qualifiée de mise en valeur de notre travail collectif.

Un échantillon d’automobilistes

802 personnes ont donc répondu à l’enquête, nombre qui témoigne d’un réel intérêt pour la thématique. S’il peut être considéré comme représentatif de la population wallonne sur certains points (taille de l’échantillon, équilibre des genres, pyramide des âges, …), notre échantillon ne l’est nullement sur d’autres aspects (surreprésentation des personnes habitant en zone rurale, diplômées de l’enseignement supérieur, utilisatrices intensives de la voiture, …).

Il serait donc intéressant de rediffuser le questionnaire auprès d’un échantillon pleinement représentatif. Néanmoins, la taille de l’échantillon nous a permis de comparer différents sous-groupes et d’identifier les convergences et divergences entre ceux-ci. Dans l’optique d’une nouvelle diffusion, le questionnaire mériterait d’être très légèrement amendé ; il s’agirait notamment de reformuler certaines questions pour éviter de possibles divergences d’interprétation.

Des corrélations confirmées

L’analyse des données recueillies a permis de dégager de précieux enseignements. Elle a notamment confirmé une hypothèse assez logique : il existe une corrélation entre la représentation que l’on se fait de l’objet « voiture » d’une part et ses comportements de mobilité (au sens large) d’autre part. La représentation est elle-même corrélée aux caractéristiques (notamment socio-économiques) des individus.

De toute évidence, l’imaginaire collectif façonne, au moins en partie, les imaginaires individuels. Mais, au-delà des tendances moyennes, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que les relations qui existent entre le profil des personnes, les représentations qu’elles se font de la voiture et leurs comportements de mobilité sont multiples et complexes. Ainsi, si l’image que l’on a de la voiture peut influencer la manière dont on l’utilise, une utilisation déterminée par d’autres facteurs (emploi, lieu de résidence, nouvelles relations, …) peut, à son tour, (re)façonner l’image que l’on s’en fait.

Des représentations partagées

L’analyse des données a permis d’identifier à la fois des représentations « universelles », que l’on retrouve avec la même occurrence dans les différents sous-groupes de l’échantillon et de représentations qui, au contraire, sont nettement plus présentes chez certain.e.s.

Au rang des représentations « universelles », relevons le caractère utile de la voiture (94% des répondant.e.s sont en accord avec l’affirmation « une voiture est un objet utile ») ou sa fonction d’expression de la personnalité de sa ou de son propriétaire (65% sont en accord avec l’affirmation « la couleur d’une voiture, c’est comme celle des vêtements : à chacun son style »). En ce qui concerne la fonction de « marqueur » social, les choses sont plus nuancées. Si 80% sont en désaccord avec l’affirmation « les petites voitures, c’est seulement pour les pauvres », ils sont moins nombreux (62%) à marquer leur accord avec celle-ci : « il n’y a aucune raison pour qu’un directeur doive rouler dans une plus grosse voiture que ses employés ». On peut encore relever que 58% des personnes ayant répondu à l’enquête se déclarent sensibles à l’esthétique des voitures et que 68% aiment conduire.

Quelques lignes de fracture

Les différences de représentations de la voiture et de comportements de mobilité sont notamment perceptibles entre les femmes et les hommes, entre les personnes diplômées de l’enseignement primaire ou secondaire et celles diplômées de l’enseignement supérieur ou encore entre « les urbains » et « les ruraux ». Ce sont particulièrement des représentations relevant de la puissance, de la passion … ou des nuisances environnementales qui dessinent des « lignes de fracture ».

Les femmes ont tendance à utiliser des véhicules plus petits et moins puissants que les hommes. Les conductrices roulent en moyenne moins de kilomètres par an que les conducteurs et elles se déplacent plus pour les motifs « courses » et « services et visites » que les hommes. Soulignons que ce qui précède relève du constat. Il serait intéressant d’en questionner les raisons sous-jacentes.

On peut néanmoins affirmer que les femmes ont un rapport à la voiture plus « rationnel » que les hommes. Ceci se marque au niveau des représentations qu’elles associent à la voiture mais aussi de certains comportements. Ainsi, elles choisissent, plus que les hommes, leurs véhicules sur base de critères objectifs tels que le prix, la consommation, la taille, la sécurité, l’utilité, … Ou encore, elles sont plus enclines à prêter leurs véhicules ou à partager la voiture du ménage.

Notre échantillon présente une bonne balance homme-femme chez les personnes diplômées du primaire et du secondaire : 101 femmes et 105 hommes. Les spécificités du sous-échantillon ne peuvent donc pas être imputables à une surreprésentation d’un genre. De plus, les disparités entre les femmes et les hommes semblent moins prononcées dans ce sous-groupe. Qui est par ailleurs caractérisé par un niveau plus élevé de passion pour l’automobile : plus grand attrait pour les revues, les publicités et surtout les courses automobiles

La césure la plus significative entre ce sous-groupe et le reste de l’échantillon se marque au niveau de la sensibilité aux nuisances environnementales de la voiture, qui y est beaucoup moins présente. Ceci confirme ce qui a déjà été largement documenté par ailleurs : les personnes diplômées de l’enseignement supérieur sont nettement plus et mieux informées des impacts environnementaux de nos modes de vie. Ce qui ne dit rien, bien sûr, de la manière dont elles intègrent ou non cette information dans leurs comportements. Dans notre échantillon, ce sont ces personnes qui possèdent les plus « grosses voitures » et qui roulent le plus.

Les personnes résidant en ville sont, en moyenne, plus conscientes des nuisances environnementales liées à l’automobile que celles habitant à la campagne. Ceci semble assez logique ; les charges de trafic sont, en règle générale, beaucoup plus élevées en milieu urbain et la pression exercée par la voiture sur l’espace public y est plus forte. Par ailleurs, la plus grande sensibilité des personnes vivant en milieu urbain aux nuisances environnementales de la voiture a sans nul doute été renforcée par les nombreuses campagnes en faveur de l’amélioration de la qualité de l’air qui se sont développées dans de nombreuses villes suite au scandale du dieselgate ayant éclaté en septembre 2015.

A contrario, les personnes vivant en zone rurale (qui, dans notre échantillon, sont aussi, globalement, des personnes diplômées de l’enseignement supérieur et disposant de revenus « confortables ») possèdent généralement de plus grosses voitures (SUV, breaks) que celles résidant en zone urbaine (citadines). En termes d’utilisation, les ruraux et péri-urbains ont tendance à utiliser la voiture plus fréquemment que les urbains et sur de plus longues distances.

Mythologie automobile

Depuis les années 70, par petites touches successives, se construit un mythe1 de l’automobile dans l’imaginaire collectif. De Michel Vaillant à Fast and Furious, s’est progressivement dessinée une nouvelle norme sociale autour de la voiture. Le désir de posséder une voiture puissante et perçue comme garante d’une certaine liberté est attisé sur les écrans de cinéma, ravivé par l’industrie du jouet, vivifié par les nombreuses publicité présentes dans les différents médias (« classiques » et « sociaux »), … Comme le déclarait le sociologue Pierre Lannoy (ULB)2 lors d’un colloque organisé par CANOPEA en 2017 : « il n’y a pas 5,7 millions de voitures en Belgique3, mais 100 ou 1.000 fois plus : des murs des villes jusqu’à nos salons, elles sont partout ». L’imaginaire des individus en est profondément marqué dès le plus jeune âge – en particulier celui des petits garçons.

Pistes de réflexion et d’action

Le travail d’enquête et d’analyse mené par Canopea constitue à notre connaissance, sinon une première, du moins un exercice rarement mené. Mais c’est également un « work in progress » : de nombreux aspects mériteraient d’être analysés plus en profondeur. Notre rapport propose néanmoins de nombreux enseignements qui, nous l’espérons, pourront alimenter la réflexion et l’action des décideuses et décideurs politiques.

Action d’autant plus indispensable que le « récit » positif qui s’est progressivement construit dans nos sociétés autour de la voiture induit un refoulement des données et connaissances relatives à ses incidences négatives, environnementales mais aussi humaines (telles les souffrances induites par les accidents de la route). Ainsi, moins de la moitié de la population wallonne considère la voiture comme un moyen de mobilité polluant. Ce refoulement génère une réelle incompréhension face aux messages incitant à transiter vers un modèle de mobilité plus soutenable, en phase avec les enjeux environnementaux, sociaux et économiques.

Toute action visant à déconstruire l’image exagérément positive de la voiture semble vouée à l’échec si, dans le même temps, on laisse le secteur continuer à promouvoir la voiture en taisant savamment ses incidences indésirables et le côté fondamentalement non soutenable de notre modèle de mobilité actuel. Les pouvoirs publics, à tous niveaux, ont dès lors la responsabilité d’utiliser tous les outils dont ils disposent. Citons-en deux. Le premier relève des compétences européennes : l’introduction de limites de masse, de puissance, de vitesse maximale et d’agressivité des voitures (approche LISA Car). Le second concerne le niveau fédéral : l’interdiction progressive de la publicité automobile.

Crédit image illustration : Adobe Stock

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  1. Mythe : Construction de l’esprit qui ne repose pas sur un fond de réalité. Représentation symbolique qui influence la vie sociale. (Larousse)) – ou plus exactement, dans le cas de l’automobile, une mythologie (Mythologie : Ensemble de croyances se rapportant à la même idée et s’imposant au sein d’une collectivité. (Larousse))
  2. Auteur, avec Yoann Demoli, de Sociologie de l’automobile, La découverte, Collection Repères, 2019
  3. Il y avait 5.712.062 voitures en Belgique au 1er août 2017 – et 5.889.210 deux ans plus tard (source :https://statbel.fgov.be/fr/themes/mobilite/circulation/parc-de-vehicules#figures)