L’affaire Climat : quand la justice rappelle nos politiques à l’ordre

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Le 30 novembre 2023, la Cour d’Appel de Bruxelles a condamné l’Etat belge, la Région flamande et la Région bruxelloise pour inaction climatique. Seule la Région wallonne s’en sort « indemne », notamment grâce à l’engagement de réduire ses émissions de gaz à effets de serre fixé par décret.

Un Arrêt inédit

La Cour estime que les trois autorités n’ont pas mis en place des mesures climatiques suffisamment ambitieuses jusqu’à présent, avec pour conséquence de ne pas respecter leurs obligations quant aux droits humains. Au terme de près de 160 pages d’analyse approfondie, elle dit pour droit que :

« Dans la poursuite de leur politique climatique, l’Etat belge, la Région de Bruxelles-Capitale et la Région flamande ne se comportent pas comme des autorités normalement prudentes et diligentes, (…)  et portent atteinte aux droits fondamentaux des parties demanderesses (…) en s’abstenant de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les effets du changement climatique attentatoire à leur vie et à leur vie privée 1».

La condamnation porte donc sur la violation de la Convention européenne des droits humains (articles 2 et 8) puisque le dérèglement climatique met en péril le droit à la vie et le droit au domicile, mais également sur le devoir de vigilance de l’Etat (article 1382 de l’ancien Code civil). En effet, en ne prenant pas de mesures suffisantes pour agir face au risque réel, immédiat et sans précédent du dérèglement climatique, le pouvoir politique commet une faute au sens du droit civil. « Il existe un risque réel et immédiat qui impose aux pouvoirs publics d’agir (…) pour prévenir ce danger ou faire cesser une atteinte déjà enclenchée ». La Cour confirme donc le jugement de première instance avec ce raisonnement.

A propos du risque réel, immédiat et sans précédent du dérèglement climatique, l’on relèvera d’ailleurs la conclusion de la Cour :

« La cour estime cependant que les rapports précités du GIEC démontrent à suffisance non seulement que le lieu et les conditions de vie de tous les individus (et donc y compris les personnes physiques parties à la cause) sont et surtout seront impactés par le réchauffement climatique mais également que cet impact sera extrêmement important. II est ainsi question sans exhaustivité d’augmentation dangereuse du niveau des températures et des mers (la Flandre était particulièrement menacée), d’un risque accru d’inondations, de pénuries d’eau, d’impact négatif sur la santé humaine (y compris mentale, avec le phénomène croissant d’eco-anxiété), de mise en péril de la sécurité alimentaire, d’une migration climatique et d’une pauvreté accrues »2.

A titre de réparation – et c’est ici que la Cour va un pas plus loin que le jugement de première instance – et pour assurer l’effectivité de la protection des droits humains, les trois autorités sont tenues de prendre les mesures appropriées pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre à partir du territoire belge de minimum 55 % d’ici 2030 par rapport à 1990. Si les plaignant·e·s demandaient une condamnation de réduction de 61%, réduction qui serait la plus équitable selon une étude scientifique, la Cour a dû s’en tenir au minimum admis par la science climatique.

C’est la première fois en Belgique – et la deuxième fois en Europe après l’affaire UrgEnda – qu’une Cour impose une injonction de réduction contraignante et quantifiée. Suite à un raisonnement des plus travaillés, la Cour conclut que le seuil de 55% constitue la limite absolue en dessous de laquelle il n’y a plus de marge de manœuvre possible. C’est le seuil communément admis par la science pour que la Belgique fasse sa part afin d’empêcher le franchissement du seuil dangereux et menaçant de +1,5 degré. Et c’est par conséquence la référence (minimale) à partir de laquelle la Cour peut juger si l’autorité respecte son devoir de vigilance ou pas.

« Ce seuil s’impose raisonnablement pour éviter :

  • D’exposer les générations futures au risque de dérèglements climatiques majeurs rendant une partie du territoire inhabitable (hausse du niveau de la mer, zones inondables) ou présentant des conséquences lourdes sur l’économie, la sante et l’accès aux ressources de base (canicules, tempêtes, pluies extrêmes, etc.),
  • D’imposer dans le futur une très forte réduction des émissions de GES, sur un intervalle de 20 ans entre 2030 et 2050. »3

Il appartient finalement à ces autorités, en concertation avec la Région wallonne, de définir leur part respective pour atteindre cet objectif ainsi que les moyens appropriés pour y parvenir ; il faudra donc compter sur un compromis à la belge.

La Cour ne prononce pas d’astreintes pour le moment ; elle reporte cette question dans l’attente des chiffres d’émissions de GES pour les années 2022 à 2024. Seuls les frais de procédures (frais de citation, de première instance et d’appel) sont à rembourser pour les autorités condamnées, soit moins de 3800 euros au total.

L’accueil de l’Arrêt auprès des concerné·e·s – et des moins concerné·e·s

Les réactions se sont rapidement fait entendre. L’asbl Klimaatzaak, fière initiatrice du procès en 2014, se réjouit de la voie ouverte aux politicien·ne·s pour mettre en œuvre des politiques climatiques adaptées et nécessaires. Auprès des politiques, le son de cloche n’est pourtant pas unanime.

Zakia Khattabi, ministre fédérale du Climat et de l’Environnement, affirme que ce jugement constitue un des leviers pour « renforcer et crédibiliser nos politiques climatiques » et qu’elle compte analyser le verdict « pour renforcer les mesures du fédéral ». Le ministre bruxellois du Climat, Alain Maron, quant à lui, assure que « Bruxelles est sur une trajectoire positive par rapport à ses objectifs ».  Le ministre wallon du Climat Philippe Henry, pour finir, n’a pas manqué de saluer « la reconnaissance sans ambiguïté de l’engagement de la Wallonie dans sa part de l’effort ».

Côté flamand, la nouvelle semble par contre assez mal accueillie et pousse les politicien·nes, y compris notre premier Ministre, à remettre en question l’Etat de droit. Alexander de Croo pense pouvoir ignorer la décision de justice ; il estime que « ce genre de procès ne change rien à la vie des gens » et que « c’est une pure perte de temps et d’énergie »4. La ministre flamande de l’Environnement, Zuhal Demir, a par ailleurs déjà annoncé la volonté du gouvernement flamand de se pourvoir en Cassation afin de remettre en question l’Arrêt de la Cour d’appel. Une tribune foudroyante de son chef de cabinet adjoint est parue quelques jours après la décision pour bien faire comprendre aux « verts » de ne pas « jubiler trop vite ».

L’on regrette également une carte blanche du patronat qui enjoint le fédéral à se pourvoir en Cassation – ce que ce dernier ne fera pas – parce qu’il estime que les obligations des entreprises en matière de climat devraient rester hors des mains de la justice.

La question juridique au centre de ces réactions indignées est celle de la séparation des pouvoirs : est-ce que la justice peut vraiment se mêler des politiques climatiques, et plus particulièrement, lui ordonner d’atteindre un objectif précis (-55%) ? Pour rappel et en quelques mots, la séparation des pouvoirs est le principe général selon lequel les trois pouvoirs (exécutif : Gouvernement, législatif : Parlement, et judiciaire : Cours et Tribunaux) sont souverains et ne peuvent se trouver entre les mêmes mains. « Chaque pouvoir limite et contrôle les autres pouvoirs », le pouvoir judiciaire en l’occurrence contrôle « la légalité des actes du pouvoir exécutif ». Cette doctrine est solidement ancrée dans nos démocraties pour exclure toute forme de despotisme, tout comme la notion d’Etat de droit. L’Etat de droit est le principe qui oblige les pouvoirs publics à agir dans les limites de la loi et garantit le respect des droits fondamentaux5.

Ces principes paraissent donc a priori plus que compatibles avec le contrôle judiciaire exercé par la Cour, puisque ce dernier tend précisément à vérifier le respect de la protection de certains droits fondamentaux par les autorités publiques exécutives. Quand une politique est contraire aux normes internes, européennes et internationales, la responsabilité juridique de l’autorité est engagée. Le pouvoir judiciaire se doit toujours de sanctionner une violation des droits humains. Quant à la fixation d’un objectif précis et chiffré pour nos politiques, la Cour développe une argumentation très complète sur le respect de la séparation des pouvoirs pour arriver à cette conclusion des 55%. Elle s’abstient en effet de déterminer elle-même un objectif chiffré qu’elle estimerait souhaitable et équitable mais s’en tient au seuil minimum admis par la science climatique, qui est la référence pour juger d’un comportent normalement prudent pour l’Etat.

Conclusion

L’Arrêt du 30 novembre 2023 de la Cour d’Appel sur l’affaire climat, dont la qualité est saluée par les expert·e·s, entre sans aucun doute dans l’histoire. La Cour est claire : la Belgique doit faire sa part pour contribuer à la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre afin d’éviter, ou du moins diminuer, les conséquences menaçantes du dérèglement climatique et ainsi protéger nos droits fondamentaux.

On espère finalement que cette victoire juridique offre un levier supplémentaire pour implémenter une politique climatique qui agit pour la nécessaire et urgente baisse des émissions carbone. Restent le défi du burden sharing et le verdict de la Cour de Cassation, affaire à suivre….

Documentation :

Crédit image d’illustration : Adobe Stock

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  1. P.157 de l’Arrêt
  2. P. 111 de l’Arrêt, point 213.
  3. P. 127 de l’Arrêt (point 244-.
  4. De Croo vecht klimaatarrest niet aan: ‘Dit soort rechtszaken maakt nul verschil’ | De Standaard
  5. A propos de l’Etat de droit : https://revuedlf.com/cedh/la-protection-de-letat-de-droit-par-la-convention-europeenne-des-droits-de-lhomme-la-cour-europeenne-et-lexigence-de-legalite/