Les infrastructures sociales, ingrédients indispensables de la civilité urbaine

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Les travaux de Louise Carlier et Mathieu Berger, du Métrolab, ont éveillé notre curiosité pour la thématique des infrastructures sociales. Echelle Humaine a rencontré ces deux sociologues spécialisés dans les questions urbaines. Louise Carlier est chercheuse à l’UCLouvain, au sein du Cridis et est chargée de cours à l’ULB. Mathieu Berger est professeur à l’UCLouvain, chercheur associé à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et coordinateur général du Métrolab.

Comment vous êtes-vous intéressés à ce concept ?

Nous avons commencé à nous intéresser aux infrastructures sociales, sans les avoir nommées comme cela, quand nous avons mené nos travaux sur l’inclusion urbaine.

Nous étions en train d’étudier des espaces bruxellois où il se jouait quelque chose d’intéressant en termes d’inclusion et d’exclusion. Ces travaux portaient sur différents types de sites urbains qui avaient pour caractéristiques communes d’être des lieux plus enclavés. Des lieux qui avaient la forme d’une enclave (c’est-à-dire des caractéristiques architecturales ou topographiques qui les distinguent de leur environnement : des limites physiques, un fonctionnement interne spécifique et – dans leur conception initiale – un accès contrôlé1)  et qui donc étaient caractérisés par des formes d’intériorité propres. Nous nous sommes, par exemple, intéressés aux abattoirs d’Anderlecht, à l’Abbaye de Forest, à l’Hippodrome de Boisfort. Ces trois sites nous sont apparus comme des types distincts d’enclave urbaine et ces trois typologies posaient des questions spécifiques au niveau de leur potentiel d’inclusion des citoyen.nes. Il ne s’agissait pas d’espaces publics purement extérieurs mais plutôt d’espaces publics caractérisés par une forme d’intériorité, que nous pourrions appeler aussi, peut-être, des intérieurs publics. Cette notion d’intérieur public renvoie aussi à des immeubles ou des établissements dans lesquelles se joue une partie de la vie publique, comme une gare ou une bibliothèque publique pour reprendre l’exemple favori d’Eric Klinenberg.

Traditionnellement, l’espace public est abordé à partir des espaces ouverts. Nos recherches ont souligné l’importance des intérieurs publics, que ce soient effectivement des bâtiments publics ou que ce soient des espaces urbains caractérisés par une forme d’intériorité propre. Et donc assez rapidement en fait, et assez naturellement cet intérêt pour les intérêts publics nous a amené.es vers différents auteurs, notamment Marc Pimlott, un architecte qui s’est intéressé très spécifiquement aux intérieurs publics, mais aussi à Éric Klinenberg avec son travail sur les infrastructures sociales.

Par ailleurs, nous avions aussi mené un accompagnement des dynamiques liées à l’occupation du quartier nord par les réfugiés à Bruxelles. Cette expérience a ajouté une dimension complémentaire à notre curiosité pour les infrastructures sociales et les intériorités de l’espace public bruxellois.

Vous avez organisé un webinaire consacré aux infrastructures sociales en plein confinement. Est-ce que le Covid a modifié votre perception des infrastructures sociales ?

Avant le COVID, nous avions commencé une sorte de promotion des notions et enjeux des intérieurs publics et des infrastructures sociales. L’intérêt pour ces concepts était en train d’émerger dans les politiques publiques : une task force « Equipements » avait même été mise sur pied au sein de perspective.brussels. Et puis le COVID a complètement remis en question cet intérêt : les infrastructures sociales, tout d’un coup impraticables, deviennent non pas une solution, mais un problème à cause du risque de transmission du virus.

Ce qui est ressorti pendant cette crise, c’est que les grands espaces extérieurs publics sont des espaces effectivement plébiscités. Le COVID et ses conséquences n’ont fait que nous confirmer leur importance dans la ville et l’intérêt qu’ils présentent pour les sociabilités urbaines. Bien sûr, les grands espaces publics, comme le Bois de la Cambre à Bruxelles, ont joué un grand rôle, mais la fermeture de lieux comme des maisons de jeunes, des bibliothèques, des écoles de devoirs, ont entraîné des conséquences assez désastreuses, notamment dans les quartiers plus denses et fragilisés, où le besoin en infrastructures sociales était d’autant plus marqué.

Que les infrastructures sociales contribuent augmenter la résilience nous est alors apparu de manière de plus en plus flagrante.

Est-ce que les infrastructures sociales peuvent jouer un rôle dans l’adaptation de nos territoires face aux crises et au dérèglement climatique ?

Les infrastructures sociales et les intérieurs publics vont prendre une importance croissante ces prochaines décennies, par la force des choses. Le dérèglement climatique – canicules, tempêtes, vagues de froid – risque de rendre impraticable des espaces extérieurs et il est possible que la vie publique devienne de plus en plus intériorisée dans des espaces isolés – voire climatisés – vis-à-vis d’un extérieur hostile.

Ce genre de lieu existe déjà aux Etats-Unis en Floride, en Arizona, en Californie. Ils ont d’ailleurs largement contribué à la crise climatique. La vie publique s’y joue dans des espaces intérieurs climatisés, confortables parce que, justement, isolés de de la chaleur. De manière très concrète et très pratique, la résilience de la vie publique, à haut température, ce sera effectivement de s’intérioriser. Cela pourrait, par moment, devenir une nécessité.

C’est peut-être une vision un peu dystopique que d’imaginer des lieux refuges comme les shopping malls climatisés ou des espaces forteresses dans lesquels les gens vont se retrouver pour se protéger de la vie extérieure. C’est facile d’imaginer que ces espaces seraient réservés à une élite, aux 1% qui se seront retranchés dans leurs intérieurs, dans leurs palais climatisés. Mais les châteaux forts du 21e siècle sont en train de se constituer, des villes entières qui peuvent abriter des dizaines de milliers de personnes dans des intérieurs en plein désert – et pas seulement en Arabie Saoudite. La question, c’est de savoir si on doit juste condamner ces configurations ou s’il faut envisager leur équivalent pour les milieux populaires de la ville ? Eux aussi n’ont-ils pas droit, dans une perspective de résilience et de réponse à la crise climatique, à de grands intérieurs publics. Quelle place réserverons-nous pour abriter la vie sociale et publique des quartiers populaires ?

D’expérience, et notamment pendant le COVID, nous avons vu qu’en fait les espaces les plus problématiques et les espaces qui ont fermé le plus rapidement et le plus longtemps, c’étaient les petites infrastructures sociales. Or, sans l’accès à ces petits lieux, aux petits équipements de quartier, de proximité, où est censée se passer la vie sociale intérieure, que devient la vie publique intérieure de ces quartiers-là ?

Donc l’enjeu de l’urbanisation future, selon nous, si elle se veut sociale, inclusive, résiliente et tout ce qu’on veut, c’est justement cette idée de « Palace for the people », des palais pour le peuple, des espaces vastes, qualitatifs, bénéficiant aussi de formes de d’isolation et de qualité, confortables, dans les quartiers populaires.

Echo italien

Dans son essai (dont je vous recommande très chaudement la lecture !), Philippe Rahm fait référence aux nombreuses églises présentent en Italie qui offraient des espaces de fraicheur à la population : « Au-delà de la dimension spirituelle, la construction de très nombreux édifices religieux à partir du XIIe siècle doit très certainement être interprété par une fonction publique : unique pourvoyeur de fraîcheur dans la chaleur méditerranéenne, l’église permet d’offrir à tous les habitants un espace où se rafraîchir quand la chaleur extérieure et à l’intérieur des maisons devient insupportable – d’autant plus si les habitations ont des plafonds bas. Cette volonté publique de doter chaque quartier d’un havre de fraîcheur semble s’accroitre dès la Renaissance : à Rome en particulier, on dénombre plus de neuf cents églises datant de l’époque baroque. Comme c’est encore le cas en Sicile, les portes des églises pouvaient rester grands ouvertes en été, inscrivant naturellement l’intérieur de l’église dans le réseau continu des espaces publiques de la ville. 

C’est le sens qu’il faut donner au plan de Rôle dessinée en 1748 par le cartographe Giambattista Nolli

Source image : Wikimedia Commons

Sur ce plan, tous les lieux publics accessibles de la ville – rues, places, jardins, églises, Forum, Colisée – sont dessinés en blanc sur fond noir des espaces privés, établissant une continuité de l’espace public sans distinction entre lieu couvert et lieu découvert, intérieur et extérieur, rue et nef d’église. »2

Si les églises jouent le rôle d’espaces rafraichissants, les cathédrales françaises du bas Moyen Age répondaient à un besoin de protection contre le froid, le vent, la pluie et offrent une certaine chaleur. Les espaces religieux italiens et français, au-delà de leur fonction spirituelle, font aussi office de « maisons du peuple » et sont accessibles librement à la population. « Elles sont un lieu d’assemblée, de commerce, et jouent un rôle fondamental dans a constitution du lien social. »3

De véritables infrastructures sociales – juste pas encore nommées comme telles !

(ndlr)

Dans vos travaux, les infrastructures sociales apparaissent comme des lieux qui permettent les interactions et donc la création de lien social…

Les infrastructures sociales offrent des espaces de liens, de relations, de condensation de la vie sociale et sont des compléments aux espaces publics extérieurs au niveau d’un renforcement de la civilité urbaine.

Il faut distinguer civilité urbaine et civisme, c’est-à-dire, la façon de s’organiser et de se coordonner et de s’engager pour répondre politiquement à des crises. Les interactions fugaces que permettent l’espace public ouvert ne sont pas suffisantes pour créer une cohésion urbaine résiliente, capable de faire face à toute une série de difficultés ou de facteurs désintégrateurs de la société. Se croiser entre étrangers mutuels dans la rue, dans le métro, dans les espaces publics de circulation, c’est bien joli, mais ça ne ça ne nous permet pas d’élaborer un « vivre ensemble » très élaboré, très exigeant. C’est un vivre ensemble  basé sur l’indifférence mutuelle – qui est en soi une forme de civilité.

Ces espaces ne favorisent pas d’autres formes d’interactions basées sur le contact, la conversation, la coopération, la collaboration, etc.  Il y a un certain « faire ensemble » qui ne se joue pas nécessairement quand on est co-présent à un abribus ou dans la rue ou dans le dans le métro. A l’inverse, les infrastructures sociales et les intérieurs publics sont des lieux qui favorisent des interactions plus exigeantes, plus soutenues, plus répétées, plus cumulatives entre les citadins.

Cette autre forme de civilité urbaine est façonnée par la manière dont on pratique ensemble un lieu qui protège de toute une série de perturbations liée à la vie urbaine : la circulation, le bruit, le tumulte des va-et-vient, etc. Cette « coupure » nous permet, en principe ou techniquement, une interaction plus qualitative, une expérience sociale simplifiée de toute une série de complexité et donc potentiellement qui permet d’être plus disponible les uns aux autres.

Partons d’un exemple concret : quand on va conduire ses enfants à l’école, pour peu que le site scolaire soit bien conçu, que les espaces intérieurs soient hospitaliers, chaleureux, bien aménagés, etc., nous sommes mis dans des circonstances et des situations où potentiellement peut démarrer une conversation avec des gens qu’on a croisé vite fait dans le quartier précédemment. Ces interactions s’entretiennent dans le temps puisqu’on va les conduire tous les jours ou plusieurs fois par semaine en fonction du parent. Donc il y a une cumulativité qui participe à construire ces relations.  Petit à petit, il y a un approfondissement de ces contacts et de ces rencontres, qui est favorisé par le site.

Cette forme de civilité complémentaire, permise par les infrastructures sociales, vient s’ajouter à la civilité élémentaire qui tient au fait de se croiser en vaquant à nos activités dans les espaces publics ouverts. Cette civilité plus exigeante est une condition nécessaire mais pas suffisante pour franchir le pas d’une société plus engagée, plus citoyenne, plus résiliente sur le plan de sa structuration civique, politique, parce que ces lieux permettent une citoyenneté active.

Comment intégrer les infrastructures sociales dans les démarches urbanistiques et d’aménagement du territoire ?

Nos réflexions sur les infrastructures sociales ont émergé en même temps que s’imposait le modèle de la « ville en 10 minutes ». Ce modèle suppose que chaque individu a accès, en moins de 10 minutes, à tout un ensemble de services. Il est calculé sur des bases géostatistiques.

Nous sommes assez critiques de ce modèle qui place au centre le « chez soi », d’où tout individu est censé avoir une mobilité hyper développée et avoir accès aux mêmes services que tout autre type d’individu. Lorsqu’on compare ce modèle à d’autres modèles urbanistiques plus anciens, le centre, ce n’était pas l’individu, c’était le centre communautaire, c’était le centre civique, des lieux qui avaient une fonction justement par rapport aux enjeux de civilité.

Notre approche urbanistique est plus sociologique et moins fonctionnaliste. Elle suppose d’abord d’observer, diagnostiquer les quartiers : comment fonctionnent les lieux, quels sont les besoins auxquels ils répondent, quels sont les besoins qui ne sont pas rencontrés, etc. Est-ce un public mobile, ou pas, quels sont les éventuels problèmes spécifiques que ce public rencontre ? Les besoins en infrastructures sociales diffèrent d’un endroit à l’autre en fonction du type de public qui vit dans ces environnements. Nous approchons les territoires avec une attention qualitative.

Nous sommes en train de rédiger un troisième ouvrage sur les infrastructures sociales, avec Geoffrey Grulois et Pauline Varloteaux notamment, avec un focus socio-urbanistique. Nous travaillons à une cartographie d’infrastructures sociales à Bruxelles, en particulier dans les territoires urbains autour du quartier nord, dans le but de développer une approche descriptive et prescriptive des infrastructures sociales.

L’objectif est de combiner les outils d’aménagement du territoire habituels, comme l’approche cartographique spatiale, avec une approche quantitative et des données issues des démarches sociologiques. Cela se fait grâce à des entretiens avec ceux et celles qui sont sur ces sites au quotidien, par l’observation des différents publics qui utilisent ces infrastructures sociales et, le cas échéant, les tensions d’usage entre ces différents publics.

En savoir plus 

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  1. https://www.metrolab.brussels/publications/inclusive-urbanism-as-gatekeeping (traduction personnelle)
  2. Philippe Rahm, Histoire naturelle de l’architecture, comment le climat les épidémies et l’énergie ont façonné la ville et les bâtiments, editions Pavillon de l’Arsenal, 2020, pp. 60-61
  3. Philippe Rahm, Histoire naturelle de l’architecture, comment le climat les épidémies et l’énergie ont façonné la ville et les bâtiments, editions Pavillon de l’Arsenal, 2020, pp. 62