On ne lâche rien : Petit guide anti-diversion à l’usage des agriculteur·ice·s

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Nous relayons ici une Carte Blanche de qualité de l’UNAB (Union Nationale des Agrobiologistes Belges) dont nous partageons pleinement les propos et propositions. 


Les premières annonces politiques ont dispersé provisoirement les barrages agricoles. Il plane malheureusement un gros malaise sur les réponses à cette crise, renforcé par les nombreuses fausses solutions et déclarations qu’on a pu entendre un peu partout. Beaucoup d’associations de défense des paysan·ne·s nous rejoignent sur un constat : les petits cadeaux commerciaux des distributeurs et les manœuvres politiques contre les mesures environnementales ne sauveront pas le monde agricole sur le long terme. Le système est à revoir en profondeur, et le combat ne fait que commencer.

Collègues agriculteurs, prenez garde à ne pas vous laisser instrumentaliser par les diversions qui visent les mauvaises cibles et retardent les vraies solutions.

Certains ont manipulé votre colère pour détourner les regards des vrais enjeux.

Et pour mieux avancer ensemble vers une solution durable à cette crise, il faut d’abord éclaircir les incohérences et les mensonges qui ont circulé ces derniers jours. Après, on pourra repartir du bon pied.

Recadrer le débat : le prix juste

Les agriculteurs veulent un prix juste pour leurs productions. Ils veulent un rapport de force équilibré avec les acteurs industriels et commerciaux de la chaîne agroalimentaire. Ils veulent la fin de l’importation de produits à bas coûts de l’autre bout du monde alors qu’ils sont produits chez nous, avec ou sans « clause miroir », qui ne changent rien au problème de fond. Ils veulent produire « durable » en étant soutenus et encadrés pour le faire. Ils veulent des règlementations cohérentes, compréhensibles et des conseillers formés pour les accompagner.

Ces revendications majeures ont souvent été oubliées, voir détournées, pour parler normes, pesticides, jachères ou Mercosur. On oublie volontairement les autres accords de libre-échange déjà conclus avant le Mercosur, on oublie la répartition des marges, la vente à perte, les prix fixés par les marchés internationaux, la spéculation sur les matières premières, le manque de soutien aux filières directes et aux circuits de distribution alternatifs, la dépendance aux intrants… En clair, il n’y a pas assez de propositions utiles sur le revenu, qui est pourtant la priorité des priorités depuis 40 ans.

Pourquoi ? Parce que certaines forces politiques ont volontairement donné les clés du système alimentaire au marché. Il n’y a plus de vision politique du système agroalimentaire en dehors d’un libre-échange mondialisé.

La faute au Green Deal ?

Les causes de la crise sont multifactorielles. Pourtant certains pensent utile de dire que « Le problème commun aux agriculteurs, c’est l’impact du Green Deal »1.

Oups. L’écrasante majorité des mesures du Green Deal n’a pas encore été votée. Le Green Deal ne peut donc pas être invoqué magiquement comme cause de la difficulté des agriculteurs, qui dure depuis des dizaines d’années.  Ce type de déclaration est soit un manque flagrant de connaissance du secteur, soit un moyen malhonnête de détourner l’attention du vrai problème : le système économique en cours qui écrase les acteurs les plus faibles d’une chaîne de valeur. Dans les deux cas, c’est grave.

Certains le disent, d’autres le font : la Commission vient donc de flinguer les dernières ambitions européennes en matière de réduction des pesticides. Une marche arrière catastrophique pour la résilience des fermes et des revenus agricoles (via notamment la dépendance aux intrants). Les agriculteurs ont tout à perdre à laisser opposer agriculture et écologie. Maillage écologique, infrastructures agroécologiques, réduction des intrants, limitation de la taille des parcelles, rotations longues…. Tous ces éléments sont nécessaires pour assurer la résilience des fermes et soutenir les rendements. Les objectifs en la matière doivent être ambitieux, et le niveau de soutien financier aux agriculteurs aussi.

Libre marché et concurrence déloyale : l’œuf et la poule

En terme de concurrence, le cas des œufs de poules importés d’Ukraine est souvent mis en avant pour demander un assouplissement des normes. Un bel exemple qui démontre que le dogmatisme économique néolibéral est puissant : la règlementation UE impose des cages plus grandes pour les producteurs européens que ce qui est pratiqué en Ukraine. Les industries importent donc des œufs issus de poules en cage ukrainiennes, chez nous, à plus bas prix. Dans une vision néolibérale, le problème est donc la trop grande taille des cages imposée en UE.

Ne questionnons surtout pas le libre marché dérégulé qui fait que nos industries préfèrent (et ont la totale liberté) importer des œufs à 0.05€ ukrainiens plutôt que de payer des œufs « au sol » à 0,1€ ou des œufs bios de plein air à 0,19€ à des producteurs belges. Qui marche sur la tête ?

La concertation de chaîne, l’impossible équilibre

Sur les marges des intermédiaires, la proposition phare est de réactiver la concertation de chaine « qui patine un peu » entre agriculteurs, agroalimentaire (FEVIA) et grande distribution (COMEOS), pour mieux répartir la marge. Cette mesure est nécessaire mais totalement insuffisante, parce que naïve : la FEVIA et Comeos déclarent à tour de bras que leurs marges sont déjà au plus bas2. Au niveau international, le groupe Ahold Delhaize a pourtant dégagé 2,5 Md€ de bénéfice net en 2022, Carrefour 1,35 Md€ (+26%) et Colruyt (en Belgique) annonce 246 mi€ pour 2023 (bénéfice opérationnel, en hausse de +50%). Côté agroalimentaire, on constate une hausse des profits du secteur de 33,2 % en 2022 (+662 millions d’euros), et de 78,2 % (+618 millions d’euros) si on se limite aux entreprises les plus grandes (200 travailleurs et plus).

Les agriculteurs sont écrasés par ces mastodontes : si la FEVIA représente un chiffre d’affaire annuel de 75 Md€ et Comeos 20 Md€, les agriculteurs wallons plafonnent à 1,6 Md€.

D’ailleurs, comment comprendre qu’une centrale d’achat paye 0.3€ le kilo de pommes de terre bio au producteur, puis les vend quelques jours plus tard à 2,5€/kg aux consommateurs en grande surface ? L’agriculteur a pourtant pris tous les risques et a supervisé la production 4 mois durant.  

Comment dès lors organiser une concertation équitable entre des puissances si déséquilibrées ? Impossible, sans contrainte légale.

Le 10/02, Colruyt, Delhaize, Aldi annonçaient leur volonté d’augmenter de quelques cents le prix payé à l’abattoir pour les carcasses de bovins, sans pouvoir garantir que cette augmentation soit répercutée sur le prix d’achat aux producteurs. Elle sera par contre répercutée sur le consommateur final. A noter : cette décision ne concerne que le Blanc Bleu Belge, et pas les autres races pourtant plus rustiques qui sont notamment valorisées en bio, secteur encore une fois oublié de l’équation. Si cette annonce est une petite victoire pour certains éleveurs, elle montre encore une fois la puissance des grandes surfaces face aux agriculteurs qui en sont réduits à attendre un « geste » de la part des acheteurs.

On vous pose aussi cette question subsidiaire : y a-t-il une autre profession où le vendeur (ici l’agriculteur) ne fixe pas lui-même son prix de vente ???

4% de jachère : la grande arnaque

Nouvelle instrumentalisation : on a tout entendu, sur ces fameux 4%. C’est la grande braderie. Mais il semble que peu de gens comprennent vraiment la portée de cette mesure.

1. La version soft : « 4% de surface improductive, c’est 4% de revenu en moins », comme l’ont répété certains acteurs politiques et syndicaux, est une mauvaise compréhension ou un vrai mensonge : la règle des 4% est complexe et se calcule avec des coefficients (1m de haie ou de fossé équivaut p.ex. à 10m², une jachère mellifère compte double surface, les cultures dérobées peuvent être mobilisées en partie…). Il ne s’agit en aucun cas de simplement laisser 4% des surfaces en « jachère »…

On a parlé avec bon nombre d’agriculteurs – tout syndicat confondu – qui rentrent dans les clous avec 1 ou 2% de surface agroécologiques, sans avoir fait d’effort particulier. Le problème fondamental est qu’ils ne le savent même pas, tant la mesure est illisible et mal expliquée. Elle est typique d’une PAC bourrée d’exceptions et de cas particuliers, qui tente de faire la synthèse impossible entre les intérêts des grands groupes agroindustriels (et de certaines organisations agricoles qui leurs sont proches), la préservation des marchés agroalimentaires et, s’il reste un peu de budget, les avancées environnementales et la survie de nos agriculteurs.

« C’est comme si je vous disais que 4% de votre salaire est pris et on le donne à des associations environnementales »

2. La version hard : « C’est comme si je vous disais que 4% de votre salaire est pris et on le donne à des associations environnementales ». C’est un élu fédéral qui le dit. Un élu, émanation de l’autorité publique, instrumentalise donc la colère des agriculteurs contre des associations de la société civile. Cette manœuvre est d’une irresponsabilité totalement inouïe. On a également vu d’autres personnalités publiques attiser la colère contre Natagora, au prétexte que « beaucoup d’agriculteurs sont confrontés à des acquisitions par Natagora ». Drôle de charge, alors que Natagora a acquis 92ha en 2023.

Pendant ce temps, 1300 ha agricoles ont été artificialisés en 2022 dans le cadre de la politique d’aménagement du territoire…

Encore une belle diversion et un paquet d’huile mis sur le feu.

La souveraineté alimentaire nous coûtera cher

Enfin, une des réponses à la crise est de « réorienter la PAC vers plus de souveraineté alimentaire et moins de green ». Le mot est lâché. La souveraineté alimentaire est souvent confondue volontairement avec « sécurité alimentaire » voir « productivité nationale » et signifie alors « produire un maximum, avec le moins de contraintes possibles, pour nourrir le monde ». Tant pis pour les contradictions, comme les milliers d’hectares de céréales wallonnes qui terminent en bioéthanol dans le réservoir des bagnoles. Tant pis pour le donnant-donnant du libre marché, qui implique que plus on exporte = plus on importe. Tant pis aussi pour le respect des sols ou la préservation de la biodiversité, qui ne font pas bon ménage avec la production intensive mais deviendront cruciaux dans un contexte de résilience climatique.

La « vraie » souveraineté alimentaire est pourtant un concept formidable

La « vraie » souveraineté alimentaire est pourtant un concept formidable, selon lequel un territoire décide lui-même du modèle agroalimentaire qu’il souhaite, en maximisant l’autonomie et la résilience de ses fermes, en organisant des filières courtes dont la valeur est partagée. Et ce, sans compromettre la souveraineté alimentaire des autres territoires3. Bonne nouvelle : dans ces conditions, l’agriculteur peut être rémunéré correctement.

Le marché agroalimentaire mondialisé, un jeu économique où, à la fin, ce sont les agriculteurs qui perdent.

Au final, les fausses solutions, comme on en a vu en France ou au niveau européen, laissent un malaise profond. Comme une impression de guerre idéologique où les plus dogmatiques ne semblent pas être ceux qu’on accuse souvent. Une guerre que les agriculteurs vont perdre. Le système se protège en sacrifiant quelques règles environnementales, probablement parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre.

Ou pire, parce qu’il sait qu’il a volontairement abandonné tous les leviers économiques au marché et ne peut tout simplement pas répondre aux revendications financières de nos agriculteurs.

FEVIA et COMEOS répètent en chœur dans les médias qu’ils ne se font pas d’argent sur le dos des agriculteurs. Que leurs marges sont au plus bas. Allez, imaginons qu’on y croit. Nous lançons donc un appel à toutes les forces politiques : si le système est injuste, et qu’il ne rémunère ni les agriculteurs, ni les plus gros acteurs économiques de la filière, n’est-il pas temps d’en développer un autre ?

Nos propositions systémiques :

  • Refuser et remettre en cause tous les accords de libre-échange mettant en danger notre agriculture et sa transition.
  • Imposer une identification claire et systématique de l’origine géographique des produits alimentaires disponibles en magasins, ainsi que des ingrédients primaires entrant dans la composition d’un produit transformé.
  • Assurer une augmentation des budgets de la PAC pour soutenir nos fermes et leur évolution en lien avec l’environnement, en augmentant beaucoup plus le découplage entre la taille des fermes et le montant des aides.
  • Porter au niveau national et international une remise en cause des mécanismes de marché en vigueur concernant les matières premières alimentaires : viser l’interdiction de la spéculation sur les produits alimentaires, et taxer les super-profits réalisés par les plus grands acteurs agroalimentaires. Leviers à activer : baisse des limites de positions pour stopper la spéculation excessive ; exclusion ou restriction d’accès des investisseurs financiers – hors alimentaire – qui spéculent sur ces marchés, transparence accrue de ces marchés afin de pouvoir identifier les acteurs qui y prennent part.
  • La création d’une loi interdisant tout achat de produit agricole en-dessous du prix de revient et l’imposition d’un cadre de référence, pour la fixation des prix d’achat, basé sur les coûts de production et indépendant des primes aides agricoles (avec aussi une prise en compte des contraintes propres à la production biologique).
  • La publicité et le contrôle des marges nettes des intermédiaires agro-alimentaires sur les produits, en particulier en bio.
  • La mise en place de politiques de soutien et de tarification sociale de l’alimentation pour garantir un accès large de tous les publics à une alimentation abordable, durable et locale tout en permettant aux agriculteurs de maintenir des prix justes.
  • La création d’une agence foncière, de type SAFER, focalisée sur la transmission et l’installation des jeunes agriculteurs, apte à utiliser la préemption et le portage foncier.
  • Le renforcement des contrôles sur la multiplication des sociétés agricoles destinées à capter les aides PAC à leur plafond maximal.
  • Un soutien accru aux filières de distribution directes, à la ferme ou via des coopératives de producteurs.
  • Une volonté politique FORTE de soutenir les modes de production les plus autonomes, économes en énergie, respectueux de leur environnement à l’image de l’agriculture biologique.

Crédit image d’illustration : Adobe Stock

  1. Toutes les citations de ce texte sont véridiques
  2. La grande distribution par exemple, se plaint de marges de 0,9% en 2022. Techniquement, pour tirer de vraies conclusions, il faudrait avoir une vision globale de la situation économique des plus gros acteurs prenant en compte les transferts de trésorerie, les bilans des sociétés immobilières adossées, les dividendes versés aux actionnaires, etc. Ce dont personne ne dispose.
  3. Il est intéressant de rappeler que les volontés de « nourrir le monde » vont souvent à l’encontre de la souveraineté alimentaire des pays et continents qu’on prétend aider. Leur souveraineté alimentaire et le développement des filières locales sont menacées par les politiques commerciales en cours dans le marché alimentaire mondiale. La lettre ouverte des producteurs d’Afrique de l’Ouest aux agriculteurs européens est éclairante : https://roppa-afrique.org/fr/unis-pour-batir-le-futur-le-message-de-soutien-du-roppa-aux-agriculteur-rice-s-europeen-ne-s/

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