Publicité et mobilité : bien plus qu’une histoire de voiture

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Société
  • Temps de lecture :12 min de lecture
You are currently viewing Publicité et mobilité : bien plus qu’une histoire de voiture

Le 10 novembre 2022, Ecolo-Groen a déposé une proposition de loi1, rédigée par Séverine de Laveleye et Kim Buyst, visant à interdire la publicité pour les énergies fossiles. Ce texte, complété par une proposition de résolution2, fait écho à celui déposé en mai 20203 par Ecolo-Groen (Sarah Schlitz et Tinne Van der Straeten) et les Engagés (Vanessa Matz et Georges Dallemagne) portant sur l’interdiction de la publicité pour les véhicules les plus polluants et les plus lourds4.

De nombreuses associations environnementales, dont Canopea, se sont positionnées depuis longtemps en faveur de l’interdiction de la publicité pour les voitures thermiques5, inclus dans la proposition de loi. Cette interdiction pourrait permettre d’accélérer la transition vers des véhicules moins polluants. Néanmoins, elle n’affectera pas la dépendance de notre système de mobilité au secteur de la publicité. En effet, l’emprise de la publicité sur notre mobilité ne se réduit pas à celle de la seule publicité automobile. Cette article de Racines a pour but de mettre en lumière cette influence, en soulignant notamment la manière dont les services de mobilité alternatifs à la voiture individuelle (notamment les transports en commun et le cyclopartage) dépendent du secteur de la publicité.

Les services de mobilité, un vecteur de promotion important

Marche, vélo, bus, train ou encore voiture, quel que soit votre mode de déplacement, impossible de les louper : les panneaux publicitaires sont partout dans notre espace public. A côté des panneaux classiques se développent depuis quelques années un autre type de support, les panneaux numériques. Toujours plus voyants (pour capter l’attention des automobilistes qui, autrement, feraient trop attention à la route…), toujours plus énergivores (quasiment la consommation électrique annuelle d’un ménage wallon6 pour faire la promotion d’un téléphone portable, d’un soda, ou de produits de beauté…). Afin d’avoir un maximum de visibilité, ces panneaux (qu’ils soient digitaux ou non) doivent être placés à des endroits stratégiques. Or, nombre d’espaces dédiés à la mobilité représentent un tel intérêt stratégique. Petit état des lieux de ces espaces.

La publicité aux arrêts

Pour placer des panneaux publicitaires, les arrêts de transports en commun sont d’excellents lieux en raison du passage d’un grand nombre d’usagers-consommateurs captifs en attendant leur bus, tram, ou train.

Dans les gares, les panneaux publicitaires font partie du paysage depuis bien longtemps : en effet, la SNCB possédait sa propre régie publicitaire, Publifer, depuis près de 90 ans. Celle-ci n’a cependant pas résisté à la crise sanitaire et a été absorbée par la SNCB, tandis que la concession publicitaire a été cédée à l’entreprise Clear Channel depuis le 1er janvier 2022, un nom loin d’être inconnu puisque cette entreprise est l’un des leaders mondiaux du secteur et gère, notamment, la régie publicitaire du TEC.

En ce qui concerne les arrêts de bus, c’est à son principal concurrent, le français JCDecaux, que l’on doit une innovation de modèle d’affaire qui a révolutionné à la fois la mobilité et la publicité : la fourniture d’« abribus » entièrement financés par la publicité7. Ce modèle d’affaire, développé en 1965, est basé sur ce que l’on appelle un marché biface (multiface), c’est-à-dire qui repose sur l’existence de deux (plusieurs) types de clients (ou « faces ») distincts mais interdépendants. C’est cette interdépendance entre « faces » qui crée de la valeur et assure une rentabilité au modèle économique. Dans le cas des arrêts de bus, l’entreprise publicitaire propose gratuitement du mobilier urbain aux pouvoirs publics (face #1), leur permettant ainsi de libérer le budget alloué à l’installation et à la maintenance de ces infrastructures. En échange, la société publicitaire se voit allouer le droit d’afficher de la publicité sur le mobilier qu’elle gère. Elle va donc proposer un service publicitaire aux annonceurs (face #2). Dans ce modèle, les usagers peuvent également être vu comme des clients (face #3) car ils profitent de l’abribus en échange de leur attention8.

En Wallonie, le placement des abris est une décision des communes. Elles ont ainsi le choix entre le placement d’un abri par le TEC, la mise en place d’un marché public dédié à la fourniture et à la pose d’abris, le placement d’abris publicitaires (notamment par Clear Channel ou JCDecaux), ou encore la mise en place d’abris par les services communaux9.

La publicité sur les véhicules

Outre les arrêts, les véhicules (bus et tramways) eux-mêmes représentent une très bonne vitrine pour la publicité : si tu ne viens pas à la publicité, la publicité viendra à toi. En effet, les véhicules sont amenés à se déplacer dans l’espace public et donc à être vu par un grand nombre de personnes, y compris parmi celles qui ne se déplaçant pas. Ainsi, les entreprises publicitaires proposent-t-elles des emplacements publicitaires sur les bus et trams contre rémunération aux opérateurs de transport.

La publicité sur les stations de vélo partagés

A l’instar des abribus, les entreprises publicitaires se sont diversifiées en se lançant dans de nouveaux marchés multifaces, proposant non seulement du mobilier urbain mais aussi des services de mobilité, en particulier des systèmes de cyclopartage (par exemple Smart Bike (présent à Anvers) pour Clear Channel ou Cyclocity (présent à Namur et Bruxelles) pour JCDecaux). A la différence des initiatives en flotte libre qui se sont développées ces dernières années10, ces systèmes de cyclopartage sont eux basés sur un réseau de stations, permettant la mise en place de panneaux publicitaires aux abords de ces stations (principalement au dos de la borne de réservation et de paiement).

Publicité et mobilité : une interdépendance qui pose question

Dans un contexte économique compliqué, marqué notamment par une explosion des prix de l’énergie et une déception des entreprises publiques ferroviaires quant aux futures dotations11, le risque est grand de voir une augmentation de la dépendance des opérateurs de transport à la manne publicitaire. Cela met donc les entreprises publicitaires (Clear Channel et JCDecaux en tête) dans une position très confortable pour négocier les conditions des contrats de gestion avec les opérateurs de transport. Si les opérateurs de transport et de nombreuses communes ont besoin de ces revenus, il est cependant également important de souligner que les entreprises publicitaires sont elles aussi dépendantes des opérateurs de transport et des pouvoirs publics pour accéder à certains lieux à forte visibilité. La balle n’est donc, et ne doit pas être, que dans le camp des entreprises publicitaires.

Canopea accueille très favorablement la proposition de loi d’Ecolo-Groen portant sur l’interdiction de la publicité pour les énergies fossiles. Malheureusement le processus législatif est long et, quand bien même cette loi passerait, une telle interdiction n’est pas à attendre avant des années. En dehors de la solution législative, il existe cependant d’ores et déjà des moyens d’agir pour supprimer certains types de publicité de l’espace public. Cela peut passer notamment par une intégration de critères sur le type de publicités acceptées dans les appels d’offre de la SNCB et du TEC (on ne peut que s’interroger (et un peu s’énerver) en voyant des publicités faisant l’apologie de la voiture en gare ou sur des bus…), ou dans ceux des communes dans le cas des abribus.

Une autre option, plus radicale, consisterait en la suppression pure et simple de la publicité commerciale dans l’espace public, comme le fait notamment la ville de Grenoble (en France) depuis 201412. Il est à noter que cela ne signifierait pas forcément la fin de la publicité, mais plutôt une réorientation de celle-ci au profit d’autres activités que la consommation. En effet, dans le cas de Grenoble, certains espaces ont été maintenus afin d’être utilisés pour des informations culturelles et associatives. On pourrait imaginer également que certains espaces soient réutilisés par les administrations pour des actions de sensibilisation (sécurité routière, lutte contre les incivilités, etc.) ou d’information (notamment pour des enquêtes publiques). Une première étape dans cette suppression progressive de la publicité sur l’espace public pourrait commencer (contrairement à ce qu’a fait Grenoble, qui a renouvelé son contrat avec JCDecaux pour les abribus jusqu’en 2031) par la mise en place d’arrêts de bus sans publicité. De nouveaux abribus pourraient alors être installés, laissant la place à d’autres services complémentaires (comme des boîtes à livre par exemple) et permettant ainsi une réappropriation de l’espace public. Une réappropriation non seulement spatiale mais aussi symbolique pour remplacer de la figure du consommateur par celle du citoyen.

Communes, la balle est dans votre camp !!


Aidez-nous à protéger l’environnement,
faites un don !

  1. Proposition de loi visant à interdire la publicité pour les énergies fossiles. https://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=/flwb&language=fr&cfm=flwbn.cfm?lang=F&legislat=55&dossierID=2874
  2. Proposition de résolution relative à la publicité en tant que levier pour atteindre les ambitions climatiques. https://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=/flwb&language=fr&cfm=flwbn.cfm?lang=F&legislat=55&dossierID=2878
  3. Proposition de loi modifiant la loi du 24 janvier 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits, visant à interdire la publicité pour les véhicules les plus polluants et les plus lourds. https://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=/flwb&language=fr&cfm=flwbn.cfm?lang=F&legislat=55&dossierID=1299
  4. Ces deux textes sont néanmoins complémentaires : la nouvelle proposition de loi couvre l’interdiction de la publicité pour les voitures à moteurs thermiques, tandis que celle de mai 2020 porte en grande partie sur les SUV (quelle que soit leur motorisation)
  5. Mais également pour les SUV toute motorisation confondue, avec notamment la campagne Stop Pub SUV
  6. Consommation d’un écran publicitaire 75 pouces : 2600 kWh/an selon la gestion actuelle, 3500 kWh/an en fonctionnement constants (source : https://www.moustique.be/actu/consommation/2022/09/29/voici-la-consommation-denergie-hallucinante-des-panneaux-publicitaires-quattend-on-pour-les-eteindre-247703) Consommation d’un ménage wallon selon la CWaPE : 3650 kWh/an
  7. Huré,M. (2017). Le mobilier urbain et la publicité : JCDecaux et Clear Channel Outdoor, Flux, 188(2), 88-104.
  8. Cette implication des usagers est encore plus visible pour les services de cyclopartage (voir plus bas).
  9. Le TEC. (2021, 2 mars). La gestion des abribus. https://coulisses.letec.be/la-gestion-des-abribus/ 
  10. En Wallonie, seule l’entreprise Tier propose ce service (à Liège). Ces services sont cependant plus développés à Bruxelles, avec la présence de Bolt, Dott, et Tier.
  11. Pour rappel, la SNCB et Infrabel demandaient une augmentation des dotations de 3,4 milliards d’euros entre 2023 et 2032 (par rapport à la période 2013-2022). Elles en ont obtenu 2 milliards, plus un prêt auprès de la BEI d’1 milliard d’euros pour Infrabel.
  12. Pavard, M. (2022, 26 avril). Grenoble bannit la pub sur près de 90 % de son territoire et les grands panneaux sur l’espace privé. Place Gre’net.