Quand les entreprises s’intéressent à la sobriété

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Début juin, la fédération des entreprises de Belgique (FEB) a invité les coupoles environnementales (Canopea et BBL) à un échange inédit sur la sobriété. Dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique ou pour la préservation de la biodiversité, la sobriété est en effet de plus en plus évoquée comme un axe important d’action : il faut satisfaire les besoins humains tout en évitant la surconsommation et en respectant les limites planétaires. Ceci amène à remettre en cause le modèle de croissance illimitée, et pousse à réinventer certains aspects de l’organisation sociale de notre société. Nous présentons ici quelques (tentatives de) réponses à des questions posées par les entreprises dans ce contexte.

Questions de la FEB à Canopea :

  • La sobriété implique-t-elle la décroissance ? Comment les ONGs voient-elles la décroissance au niveau de la production industrielle, du citoyen … ?
  • Les ONGs voient-elles un lien entre (dé)croissance et pouvoir d’achat, financement des pensions, de la sécurité sociale … ?

Réponse :

Il est important à nos yeux que nos sociétés se donnent d’autres objectifs prioritaires que la croissance du PIB. La satisfaction des besoins essentiels de tous, la résilience économique, la cohésion sociétale doivent faire partie de ces nouvelles priorités, car il y a un risque important de fracturation de la société.

La décroissance du PIB n’est pas un objectif en soi. Par contre, quand on est très haut dans le dépassement (overshoot), comme dans nos pays sur-consommateurs, il est possible/vraisemblable que les trajectoires qui reviennent à un niveau de consommation compatible avec les limites planétaires connaissent une période de diminution du PIB. Ce n’est pas la fin du monde, mais ça sera une période compliquée qui nécessitera de réinventer certains mécanismes de solidarité dans la société.

Représentation schématique de la transition dans les économies sur-consommatrices vers la durabilité. Le dépassement des limites planétaires (overshoot) résulte d’une croissance excessive de l’usage des ressources suite au développement de l’activité. Une situation de dépassement des limites environnementales ne peut perdurer indéfiniment. Dans une économie durable, le niveau d’usage des ressources est nécessairement inférieur à leur taux de renouvellement. Graphe issu de Dan O’Neill (University of Leeds), présentation lors de la conférence Beyond Growth au Parlement européen  

Il est essentiel de réaliser que la sobriété s’impose à notre société sur-consommatrice, et qu’elle n’est pas liée à une appétence personnelle pour un style de vie monastique et austère. C’est une contrainte physique externe. Un rationnement causé par la finitude de la planète. De là, on peut réfléchir à comment la vivre au mieux, individuellement et collectivement. La question du partage, en particulier, va devenir plus prégnante.

Le pouvoir d’achat global dans nos pays sur-consommateurs sera, en moyenne, matériellement moins élevé. Puisqu’on doit avoir le pouvoir d’acheter en moyenne moins de matière, moins de pétrole, moins de béton, moins de surface terrestre, notamment. Dans ce contexte, il sera crucial de viser le « pouvoir de vivre », la satisfaction des besoins humains qui permettent de vivre dignement.

Canopea n’a pas de position détaillée sur le mécanisme des retraites ou de la sécurité sociale. Cependant, les éléments suivants peuvent alimenter la réflexion :

  1. La difficulté de financer les retraites dans un contexte de stagnation ou décroissance du PIB ne change rien à la contrainte. La réduction de la consommation s’impose à cause de limites physiques qui ne prennent pas en compte nos contingences humaines. Le cadre terrestre qui s’impose correspond à une situation de rationnement, avec laquelle notre société doit composer.
  2. Il y aura donc vraisemblablement d’autres pistes de partage à inventer. Une option pour pouvoir continuer à offrir une retraire à tous pourrait être de limiter le montant maximum des retraites à un niveau moins élevé qu’aujourd’hui, mais néanmoins suffisant pour vivre dignement. Le système des retraites s’approcherait alors plus d’un système égalitaire d’allocation universelle (comme pour les allocations familiales).

Questions de la FEB à Canopea :

  • Le thème de la sobriété (lié à des aspects de production et de consommation) doit-il être relié à des aspects sociaux (pauvreté, égalité …) ? Faut-il absolument lier les deux ?

Réponse :

La sobriété choisie, en tant que stratégie de réponse aux crises environnementales, vise à réduire la consommation tout en assurant le bien-être de tous. En cela, elle se démarque profondément d’un choc subi, d’une récession subie, dans lesquels la consommation est réduite de manière indiscriminée, et augmente généralement la pauvreté. La sobriété choisie est une réduction volontaire choisie du surplus, et non de l’essentiel.

Les inégalités de richesse sont par ailleurs fortement corrélées aux inégalités de dégâts environnementaux causés.

Empreinte carbone moyenne par individu, pour chaque décile de la population européenne

Avec une empreinte carbone individuelle moyenne de 17 tonnes de CO2/an, les 10 % de la population avec le plus gros pouvoir d’achat sont responsables de 30 % des émissions en Europe. Pour la moitié de la population européenne qui a le pouvoir d’achat le plus faible, l’empreinte carbone individuelle moyenne est de 2,5 tonnes de CO2/an. Source : Impacts of poverty alleviation on national and global carbon emissions

Les études convergent pour montrer que les hauts revenus sont directement corrélés aux empreintes environnementales les plus destructrices12. Les 10 % les plus riches de l’humanité (plus de 3500 € de revenus nets par mois) sont responsables de la moitié des émissions de CO2 mondiales. Avec 17 tonnes CO2/an par individu en moyenne, les 10 % de la population avec le plus gros pouvoir d’achat en Europe sont responsables de 30 % des émissions européennes. La réduction des inégalités et la limitation de la richesse extrême sont ainsi de plus en plus mises en avant comme des mesures environnementales importantes, en plus d’être des mesures démocratiques et sociales3.

Pour réussir la transition vers une économie décarbonée, durable et résiliente, la cohésion sociétale est essentielle. Elle implique justice et équité, tant dans les efforts environnementaux que dans les moyens de subvenir à ses besoins.

Questions de la FEB à Canopea :

  • Pourra-t-on avoir encore une économie en Europe ? Si les USA et la Chine ne bougent pas autant sur l’enjeu climatique, l’Europe ne sera-t-elle pas perdante économiquement ?
  • Quel équilibre entre l’action volontaire et l’action obligatoire ?

Réponse :

L’Europe est une région riche au niveau mondial, mais des questions se posent sur sa résilience future. L’Europe reste une des régions du monde avec les plus hautes empreintes carbone par habitant, ce qui traduit une économie non-durable.

L’Europe met progressivement en place des mesures climatiques, mais les autres régions agissent aussi : les USA ont l’objectif d’atteindre la neutralité climatique en 2050, comme l’Europe, et la Chine vise 2060. A ce stade, ces mesures restent insuffisantes dans ces trois régions (et globalement), elles s’ancrent lentement au niveau politique. Il faut donc relativiser quelque peu l’idée que l’Europe serait un bon élève qui avance seul au niveau mondial.

Il n’y a bien sûr pas de garantie que toutes les régions feront effectivement leur part d’effort pour que l’humanité atteigne la neutralité climatique et puisse ainsi stabiliser le climat. Mais si l’Europe ne fait pas sa part, il est certain qu’on ne pourra pas stabiliser la situation. Chacun est indispensable à la réussite.

Les ONG plaident de manière similaire, dans toutes les régions du monde et via leurs réseaux, pour que des politiques et réglementations suffisantes soient mises en place. Il est nécessaire que les entreprises en fassent autant : que les entreprises européennes représentées dans les fédérations d’entreprises aux USA, par exemple, réclament un alignement des politiques cohérent avec la sauvegarde de la planète.

Les entreprises ont un poids politique important, mais considèrent trop souvent que leur rôle se limite à promouvoir leur activité et profits à court terme. Si chacun se contente de bien faire son métier, sans prendre en compte les enjeux globaux plus larges, nous allons échouer à préserver une planète qui peut accueillir une société humaine prospère. C’est pour cette raison qu’il est indispensable de plaider pour une réglementation adéquate, qui s’applique à tous les acteurs : un « level playing field » cohérent avec l’Accord de Paris et compatible avec la préservation d’une planète habitable.

Il faut d’ailleurs remarquer que la stabilité du cadre réglementaire, chère aux entreprises, ne peut être obtenue que si celui-ci est suffisant pour préserver l’environnement. Des lois trop permissives, qui permettent à certaines entreprises de continuer à utiliser des procédés polluants et destructeurs en toute légalité, vont forcément devoir être revues tôt ou tard. Elles empêchent par ailleurs les concurrents de recourir à des procédés plus propres, mais souvent légèrement plus coûteux, car ils y perdraient en compétitivité. C’est une limite fondamentale pour l’action volontaire des entreprises en faveur de l’environnement.

La crédibilité (ou non) des entreprises en matière de durabilité tient en premier lieu à leur capacité (ou non) à soutenir la mise en place de réglementations durables. Si une fédération d’entreprises s’oppose à la mise en place d’une loi sur la protection de la nature, le message implicite est que cette fédération défend une forme d’économie incompatible avec la protection de la nature. Si elles souhaitent « faire partie de la solution », les entreprises doivent être très attentives aux positionnements qu’elles prennent ou qui sont pris en leur nom.

Vu le retard accumulé, les risques de chocs climatiques ou environnementaux augmentent cependant rapidement. Les activités qui empirent la situation doivent être réduites d’urgence, mais cela n’évitera pas toutes les difficultés. Dans ce contexte, il est important que les décisions économiques visent également à augmenter la résilience. Un point important est de rendre les supply chain résilientes face au risque de choc mondial. Ceci implique une relocalisation stratégique partielle.

L’augmentation de la durée de vie et de la réparabilité des produits va aussi dans ce sens. Si l’électroménager bénéficiait d’un garantie légale obligatoire de 10 ans, par exemple, cela bénéficierait à l’économie belge et européenne : il deviendrait plus intéressant pour les entreprises d’avoir des chaines de production et de réparation pas trop éloignée du client, et qui favorisent une plus grande intensité locale de main d’œuvre. La résilience passe aussi par de nouvelles approches, telles que la conception low-tech et la démarche d’exnovation (abandon des pratiques à forte intensité carbone ou non durable).

Le défi pour les acteurs économique est important et ne doit pas être négligé, mais la vitesse et la cohérence des transformations pourraient être nettement plus élevées que ce à quoi nous avons assisté ces trois dernières décennies. L’innovation récente a en effet été très incohérente d’un point de vue environnemental : allant tantôt dans la direction de la durabilité (développement des énergies renouvelables, par exemple – suite à des incitants), tantôt dans la direction d’une augmentation des pollutions (développement du transport aérien, des terrasses chauffées, des SUV, du pétrole non-conventionnel – suite à un manque de cadre limitatif pour les pratiques polluantes).

L’enjeu des limites planétaire implique des transformations profondes pour nos sociétés, pour lesquelles toutes les réponses ne peuvent être connues à l’avance. Le statut quo est impossible et les chocs probables. Dans ce cadre, nous conclurons en insistant sur l’importance de mobiliser l’ensemble des acteurs, et d’œuvrer à renforcer la cohésion sociétale qui sera nécessaire pour traverser ces transformations.

Informations complémentaires

1) La FEB a publié un court article faisant état de l’échange entre son comité stratégique et les coupoles environnementales concernant la sobriété :

La « sobriété » signifie-t-elle la fin de la croissance ?(article FEB)

2) Un modèle d’entreprise axé sur la sobriété (sufficiency-driven business model) fait l’objet d’études (même s’il reste encore exceptionnel dans sa mise en œuvre) :

Towards a sufficiency-driven business model: Experiences and opportunities (Journal of Environmental Innovation and Societal Transitions)

« La sobriété peut jouer le rôle de moteur d’innovation pour les entreprises durables. Il s’agit d’une approche commerciale axée sur la modération de la demande des consommateurs. Cette approche s’observe dans certains modèles d’entreprises, avec des initiatives telles que l’allongement de la durée de vie des produits et les ventes conscientes, ainsi qu’avec une forte communication des valeurs et un accent mis sur la durabilité. »

Crédit photo d’illustration : @Adobe Stock

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  1. Dans l’UE, seuls les plus pauvres réduisent leurs émissions : celles-ci augmentent chez les 10 % les plus riches – Rapport Oxfam : https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/dans-lue-seuls-les-plus-pauvres-reduisent-leurs-emissions-celles-ci-augmentent
  2. Bruckner, B., Hubacek, K., Shan, Y. et al. Impacts of poverty alleviation on national and global carbon emissions. Nat Sustain 5, 311–320 (2022). https://doi.org/10.1038/s41893-021-00842-z
  3. Bureau Européen de l’Environnement (2019) : Beyond Sustainable Growth: A policy blueprint for Europe : https://eeb.org/library/beyond-sustainable-growth/