Voyage en terre inconnue

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« Nous avons tou.te.s un morceau de sol en permanence sur nous ! » déclare Patrick Henry lors de la présentation de son livre Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols au CIVA le 18 avril 2023, « les sols sont présents à travers les minéraux, extraits de l’autre bout de la planète, présents dans nos téléphones portables !». Pourtant, quelle attention portons-nous à nos sols ? Connaissons-nous leur histoire, leur polymorphisme, l’écosystème qu’ils forment ?

Découvrir les sols, c’est découvrir un monde

« Ils sont l’origine du monde », c’est ainsi que Marc-André Selosse parle d’eux. Ce biologiste français a abondamment étudié la microbiologie des sols et leurs consacre son dernier essai, L’origine du monde. Dans ce livre de vulgarisation, il retrace l’histoire naturelle des sols et c’est un récit passionnant dont je vous recommande chaudement la lecture.  

« Ce livre veut émerveiller devant le monde : cette histoire naturelle des sols déshabille la nature pour en voir la beauté nue, celle des mécanismes explicatifs et de faits simples dont chacun explique de multiples observations. Cette compréhension peut retisser notre lien, actuellement perdu, au monde naturel : c’est en comprenant et en contemplant qu’on peut gérer mieux et plus durablement. »1

Le biologiste arpente sols et sous-sols de sa plume pédagogue, poétique et facétieuse. A la lecture de son essai, vous apprendrez tout ce qu’il faut savoir sur les sols :

 « Résumer le sol n’est pas chose aisée. A l’interface de l’atmosphère et des roches de l’écorce terrestre, il comporte de la matière dans tous ces états : solides, liquides et gazeux. Sa matière solide est minérale et organique : infiltré à toutes les échelles par la vie et les parties mortes de celle-ci, le sol comporte de 60 à 80% de la biomasse des écosystèmes terrestres, vivante ou morte. On décompte chez nous [en France, ndlr] 65 kilos de biomasse par mètre carré de sol, pas toujours visible car les particules de matières organiques mortes et l’essentiel des êtres vivants du sol sont microscopiques. D’ailleurs, les échelles du sol, ions, molécules, argiles (au sens granulométrique), limons, sables et microbes, culminent dans l’invisible et échappent aussi à nos yeux. Abritant 26% des espèces connues, alors qu’on a décrit et nommé moins de 1% de ses habitants, le sol est haut lieu de la biodiversité, non seulement par les espèces mais aussi par leurs modes de vie : et cette biodiversité s’invite partout dans le fonctionnement souterrain.

Car aucune description statique ne saurait convenir au sol, qui n’est que processus incessant. Eau en transit échangeant avec les composants solides, gaz consommés et fabriqués, matières organiques en dégradation, minéraux en dissolution ou en formation, biomasse qui se construit et se détruit en permanence, brassage physique sous l’effet des lois de la gravité et de la bioturbation … Le sol est une dynamique perpétuelle car c’est un écosystème ; il naît, se développe, connaît une maturité et peut mourir d’érosion.

Le sol est ouvert sur le monde, car il est connecté aux autres écosystèmes. Capable de retenir 50 à 400 litres d’eau par mètre carré, il se fait régulateur des débits des rivières et aussi porte de l’évapotranspiration vers le ciel ; ouvert sur l’air, il y envoie des gaz qui peuvent contribuer à l’effet de serre, qu’il peut aussi limiter en stockant de la matière organique ; ouvert par l’érosion sur les eaux continentales et, de là, marines, il y exporte la fertilité qui fait la vie des écosystèmes aquatiques. (…) Si tout finit souvent dans les sols, tout y commence aussi : de l’atmosphère à la vie en passant par le paysage, la terre fait la Terre. »2

En complément de l’essai de Marc-André Selosse, voici quelques ressources à lire/visionner pour découvrir les sols :

« Sol » – « Terre » ?

Le mot « terre » désigne communément la surface de la planète non couverte par des mers, des lacs ou des cours d’eau. Ce terme englobe l’ensemble des terres émergées, y compris les continents et les îles. Les sols forment la couche superficielle des terres émergées.

Les terres émergées représentent 25% de la surface de la planète et parmi ces 25%, la moitié sont des sols non « utilisables » pour la population humaine (désert, sols gelés, etc.)

Dans les textes juridiques francophones, il est souvent fait référence au terme « sol », bien que les statuts qui lui sont attribués traduisent une pluralité de conceptions et valeurs (du patrimoine commun au bien appropriable). Le sol est défini dans le Décret relatif à la gestion et à l’assainissement des sols du 1er mars 2018 comme étant : « la couche superficielle de la croûte terrestre, y compris les eaux souterraines au sens du Livre II du Code de l’Environnement contenant le Code de l’Eau, et les autres éléments et organismes qui y sont présents ». Le même Décret reconnait également que le sol, « partie intégrante du patrimoine wallon, remplit des fonctions vitales pour l’homme et les écosystèmes, notamment la production d’aliments et de biomasse, le stockage, la filtration et la transformation de substances »). Le Code de Développement du Territoire est plus laconique à l’égard des sols puisque le terme n’y est jamais défini (alors que le CoDT régit l’usage fait du sol par l’urbanisation !).

Dans le projet de Schéma de Développement du Territoire récemment mis à l’enquête publique, le terme « terre » côtoie le « sol » dans la définition de l’optimisation : « L’optimisation spatiale vise à préserver au maximum les terres et à assurer une utilisation efficiente et cohérente du sol par l’urbanisation. Elle comprend la lutte contre l’étalement urbain »3 – peut-être faut-il comprendre dans le terme « terre » ici utilisé le concept de « land take » (perte des terrains non développés au profit de terrains développés par l’homme4) ? Ou sous-entend-t-on les terres agricoles, naturelles et forestières ?

Juristes et romanistes vous le diront : le choix des mots et leur définition est un sujet très sérieux et dont, souvent, les implications ne sont pas à prendre à la légère.

D’un cycle à l’autre

Les sols forment un écosystème qui soutient les écosystèmes terrestres et participe à la régulation des cycles du carbone et de l’azote, sans oublier les cycles du souffre, du phosphore, du fer, etc. La plupart des conversions des éléments dans ces cycles se font au sein des sols – même si des échanges ont également lieu dans l’atmosphère ainsi que les eaux continentales ou océaniques. Ces cycles ne se font pas sans perte ni ne se déroulent intégralement dans un seul endroit : des molécules de sol sont emportées par l’eau et le vent et continuent leur cycle ailleurs, apportant leur petite touche à d’autres milieux.

« Le sol est un système ouvert et les cycles sont bouclés à l’échelle de toute la Terre, souvent de façon délocalisée. » Autrement dit, « nul endroit du globe n’est indépendant de ce qui se passe ailleurs »5.

Cycle du carbone et de l’azote

« Le cycle de la matière organique s’inscrit dans deux cycles beaucoup plus vastes, à l’échelle planétaire : le cycle du carbone et le cycle de l’azote. Le carbone et l’azote sont les deux composantes principales de la matière organique. Pour que le cycle de la matière organique (et de la vie) se maintienne, ils doivent être assimilés par les plantes. Cependant, les plantes ne peuvent pas utiliser n’importe quelle forme chimique ou physique du carbone et de l’azote. Ceux-ci doivent donc être transformés. Le sol est un agent capital de cette transformation »6.

Aujourd’hui, le cycle du carbone est globalement bouleversé et les sols pourraient jouer un rôle central dans l’atténuation ou l’accélération du dérèglement climatique en cours. Les sols respirent et produisent des gaz en retour : CO2, méthane, hydrogènes phosphorés, etc. Ces « déchets » de la respiration, une fois arrivés dans l’atmosphère, ont une durée de vie plus ou moins courte : le CO2 est capté par la photosynthèse des plantes en une centaine d’année ; après 12 ans à jouer avec le rayonnement solaire, le méthane se transforme en CO2 et 120 ans après être arrivé dans l’atmosphère, le N2O devient nitrate. Tout cela participe à l’effet de serre, qui rend la planète vivable pour nous … tant que l’équilibre est maintenu. Or, notre gestion actuelle des sols (de l’agriculture à l’extraction des ressources fossiles sans oublier la production de ciment et le changement d’occupation des sols, etc.) participe à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, rompant ainsi l’équilibre. Or, les sols font aussi partie de la solution pour atténuer le dérèglement climatique.

Les stocks de carbone sont représentés par des ronds tandis que les flux de carbone sont figurés par des flèches de différentes couleurs. Rose : volcanisme ; gris : combustibles fossiles et production de ciment ; jaune : changements d’occupation des sols (déforestation principalement) ; vert clair : flux net correspondant à la photosynthèse ; bleu-vert : flux net correspondant à la dissolution du carbone atmosphérique dans les océans.
Auteur(s)/Autrice(s) : Friedlingstein et coll., 2020, traduit et adapté par Pascal Combemorel Licence : CC-BY Source : Earth System Science Data & Planète Vie

En savoir plus sur le cycle du carbone dans les sols et sa mesure :

Les sols, nos alliés contre le réchauffement climatique

Dans les accords mondiaux adoptés pour limiter le réchauffement climatique à 2°, les efforts visent, évidemment, en très grande partie, la réduction des gaz à effet de serre (GES). Les sols, dans la lutte contre le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité, sont des alliés de taille. Ils sont de précieux stockeurs de carbone, en particulier, les tourbières et les sols organiques. Diminuer les émissions et augmenter le stockage du carbone sont donc de puissants leviers de lutte contre le dérèglement climatique et doivent s’envisager de pair – et c’est là que les sols se révèlent de précieux alliés.

Cependant, « les activités humaines peuvent affecter fortement et rapidement les sols et les émissions de gaz à effet de serre par :  

  • les changements d’occupation des sols comme la mise en culture d’une prairie ou l’artificialisation qui aboutiront à un déstockage de C[carbone] et à des émissions accrues de N2O[Azote], 
  • l’effet des pratiques des agriculteurs et des forestiers sur la productivité végétale et la gestion des apports de fertilisants (ex: fertilisation azotée, couverture du sol en hiver), l’aération du sol (ex: tassement du sol), le retour au sol de matières organiques (ex: apports de composts, exportation des pailles, gestion des rémanents forestiers) et la minéralisation des matières organiques du sol (ex: travail du sol). »

Nous l’avons vu plus haut, les sols sont le support des cycles du carbone et de l’azote (entre autres) dont les équilibres sont précaires et menacés par le dérèglement climatique et ses conséquences sur la végétation, l’activité microbienne et donc, la décomposition de la matière organique, l’infiltration des eaux, etc. Les effets des déséquilibres potentiels sont difficiles à anticiper :

Source : Sols et adaptation au changement climatique, Cerema

Comment aider les sols à nous aider face au dérèglement climatique ? Vous connaissez la réponse : en les laissant vivre leur vie et en y touchant le moins possible. Autrement dit, en arrêtant le drainage des zones humides, les labours inutiles, toute déforestation, toute urbanisation des prairies et sols « en bonne santé », etc. En plus de les laisser en paix, nous pouvons aussi en prendre soin en réhumifiant les tourbières, en maintenant leur surface couverte de végétation, en alternant les cultures, en nous tournant vers l’agroécologie, l’agriculture de conservation. Outre les effets sur le stockage du carbone dans le sol, ces bonnes pratiques favoriseront une flopée d’externalités positives :  infiltration des eaux, régénération de la biodiversité du sol, prévention de l’érosion, etc. dont nous avons besoin pour faire face aux conséquences du dérèglement climatique (sécheresse, canicule, inondation…). Nous avons tout à gagner à préserver nos sols et en prendre soin !  

Cycle de l’eau

Dans un article publié par le réseau pour l’agriculture de conservation, nous apprenons que la pluie vient aussi des sols ! L’article vulgarise la synthèse d’une recherche menée par une équipe de chercheurs Slovaques, publiée en 2007, qui établit un lien entre le cycle de l’eau et les perturbations climatiques (Water for the Recovery of the Climate – A New Water Paradigm (M. Kravčík, J. Pokorný, J. Kohutiar, M. Kováč, E. Tóth).

Nous connaissons le cycle de l’eau, constitué de l’ensemble des échanges d’eau entre l’atmosphère, l’hydrosphère et la biosphère. Au sein de ce cycle global, les chercheurs ont identifié un cycle plus local : les végétaux qui couvrent les sols transpirent et cette transpiration s’évapore, formant ainsi de l’humidité localement. Cette humidité se condense, forment des nuages et revient au sol sous forme de pluie locale, qui alimente les végétaux, s’infiltre dans les sols, s’évapore et le cycle recommence. Ce cycle de l’eau a des effets à une échelle locale, à l’échelle d’une région ou d’un bassin versant.

« Là où ça devient intéressant, c’est que 50% à 65% de la pluie qui tombe en un lieu provient de l’évaporation locale, le reste étant issu du « grand » cycle de l’eau. Cela signifie que plus l’évaporation locale est intense, plus il pleut localement

Bien entendu il faut qu’il y ait un équilibre entre les entrées et les sorties pour que les cycles se pérennisent : si on accélère et favorise le drainage et le ruissellement vers l’océan au détriment de l’infiltration et de l’évaporation, on défavorise les « petits » cycles au profit des « grands » cycles. Au niveau local, l’assèchement du sol favorise la montée en température de l’atmosphère, ce qui signifie que l’eau évaporée va monter plus haut et ira plus loin, précipitant l’assèchement de la zone et la transformant en « point chaud », refouloir à nuages. Les villes, les déserts, les territoires agricoles dépourvus de végétation en été, sont des points chauds parfaits. »7

Source : Eau et climat : rendons l’eau à la Terre pour restaurer le climat

Cycle de l’eau, altération des fonctions et qualités des sols et dérèglement climatique sont interreliés : le dérèglement climatique perturbe le cycle de l’eau, de la même manière que les disfonctionnements du cycle de l’eau impactent le climat. La diminution de l’infiltration et de l’évapotranspiration couplée à la multiplication de zones de plus en plus grandes de création de flux ascendants d’air chaud et la connexion de ces zones entre elles a un impact sur le cycle de l’eau et le climat localement, puis globalement.

  • Facteurs accélérant le drainage et le ruissellement de l’eau : imperméabilisation des surfaces en zone urbaine et le long des réseaux de communication, canalisation des cours d’eau, drainage et fossés, arrachage des arbres et des haies en zone rurale. D’un point de vue agricole, la stratification des sols et leur compaction, l’imperméabilisation des fonds de cours d’eau par les sédiments arrachés par érosion ;
  • Facteurs réduisant l’évapotranspiration : encore une fois, l’imperméabilisation des surfaces, la déforestation des zones cultivées, l’absence de végétation active en interculture dans les zones cultivées (diminution nette de l’évaporation effective à partir de juin pour les céréales, d’août pour les cultures de printemps).8

Le rôle que jouent les sols dans la régulation des cycles du carbone, de l’azote et de l’eau sont directement liées aux fonctions qu’ils supportent. Il est donc essentiel de changer nos pratiques afin que l’amour conditionnel du sol et de l’eau ne soit pas mis en péril.

Les sols : leurs qualités et fonctions

Si vous jardinez de temps en temps, vous aurez remarqué que connaitre le type de sol de son jardin donne un avantage de taille dans le choix des plantations et leur épanouissement, toutes les plantes ne poussant pas dans tous les sols, certaines ayant une nette préférence/détestation pour certains types de sol particulier et des microbes et toxines minérales qui y sont présents. Si les sols influencent les plantes, les plantes participent à la formation des sols : leurs racines jouent le rôle de « colonne vertébrale » contre l’érosion, leur port et couverture les protège du vent (et donc de l’érosion par le vent), elles sont la source majeure de la partie organique des sols et des apports en azote, elles composent la matière organique et donc contribuent à déterminer la dynamique de recyclage (c’est-à-dire de de favoriser ou limiter la vie microbienne)… Bref, les lien entre sols et plantes sont réciproques et mènent une danse intime.

Vous aurez aussi peut-être remarqué que les besoins en arrosage de vos plantes différent d’un type de sol à l’autre, que certains sols s’assèchent très vite tandis que d’autres retiennent très bien l’humidité. Cela s’explique par la variation de composition des sols en fonction de la roche-mère à leur base, du type de climat, de la végétation présente (ou non) en surface, de leur âge, de la topographie environnante, etc. Odeur, couleur, texture du sol différeront d’un endroit à l’autre, ce qui est dû aux différences dans les compositions biologique, chimique et physique de chaque type de sol. Autrement dit, chaque sol est caractérisé par des qualités qui lui sont propres. Les sols sont donc multiples : en Belgique, un bon millier de sols ont été recensés, avec pas moins de 10.000 variantes ! Au niveau mondial, la classification pédologique officielle a retenu 32 grands types de sol (des « groupes de référence »). La Wallonie héberge une quinzaine de ces grands types :

La Belgique fut un des premiers pays à se doter d’une carte des sols à grande échelle (1/20 000) couvrant tout le territoire, en utilisant une classification fondée essentiellement sur la texture, le drainage naturel, la présence d’un horizon diagnostique et la nature de la charge caillouteuse lorsqu’elle est présente.9

Du fait de ses propriétés physiques, chimiques et biologiques et des processus qui en découlent, le sol remplit de nombreuses fonctions. Selon ses propriétés spécifiques à un endroit donné – taille des particules, distribution et taille des pores, teneur en air, éléments nutritifs et humus, diversité et nombre d’organismes, etc. -, le sol remplit ces fonctions simultanément à des degrés divers.

Les fonctions des sols de rétention de l’eau, d’échange gazeux, de décomposition de matières organiques, etc., les inscrivent dans la régulation des différents cycles naturels que nous avons découvert plus haut et nous offrent de précieux services écosystémiques :

Source : Mathieu Ughetti, Les super pouvoirs des sols, Cerema

Prendre en considération la qualité et les fonctions des sols impliquent de changer de paradigme : voir au-delà de la surface et plonger en 3 dimensions dans les profondeurs du sol et considérer les sols comme un écosystème continu, en lien avec les autres écosystèmes, au cœur de cycles naturels complexes.

Source : Mathieu Ughetti, Les super pouvoirs des sols, Cerema

Dans cette optique, il est nécessaire de définir un vocabulaire commun et une méthodologie normalisée pour analyser leurs qualités biologiques, chimiques et physiques et reconnaître leurs fonctions grâce à des indicateurs appropriés. Certaines fonctions sont plus tangibles et évidentes à « mesurer » que d’autres : la production agricole, sylvicole, le support à la biodiversité, la rétention et la filtration de l’eau sont probablement aisément « quantifiables », tandis que le support des sols en matière de bien-être physique et mental des êtres vivants l’est moins. Néanmoins, facilement quantifiables ou non, les diverses fonctions des sols et les services écosystémiques qu’ils nous rendent sont tous importants et toute politique de gestion durable des sols devrait tenir compte des qualités et fonctions des sols.

Qu’est-ce qu’un sol en bonne santé?

L’Europe en donne la définition suivante : « Un sol sain est un sol en bonne santé chimique, biologique et physique et qui est par conséquent à même de fournir en permanence le plus grand nombre possible de ces services écosystémiques:

  • assurer la production d’aliments et de biomasse, y compris dans les secteurs de l’agriculture et de la foresterie;
  • protéger les nappes aquifères en absorbant, en stockant et en filtrant l’eau, et en transformant les éléments nutritifs et autres substances;
  • fournir les éléments essentiels à la vie et à la biodiversité, y compris les habitats, les espèces et les gènes;
  • jouer le rôle de réservoir de carbone;
  • servir de plateforme pour les activités humaines et constituer un élément du patrimoine culturel;
  • être une source de matières premières;
  • constituer une archive du patrimoine géologique, géomorphologique et archéologique. »10 

Des sols en danger

Nous venons de le voir : les sols forment un écosystème complexe au service des autres écosystèmes, ils sont donc essentiels à la vie sur Terre. Mais les sols sont non renouvelables à l’échelle des civilisations humaines : il faut 500 à 1000 ans à la nature pour renouveler quelques centimètres de sol. Mais il faut parfois moins d’une vie humaine pour les dégrader.

La cour des comptes européenne vient de publier un rapport sur la santé des sols européens et le résultat est alarmant : « 60 % à 70 % des sols européens ne sont pas en bonne santé, en raison notamment de mauvaises pratiques de gestion des sols et des effluents. »

« La gestion des sols et des effluents a bénéficié d’un intérêt politique : le Parlement européen a adopté deux résolutions, l’une sur les sols et l’autre sur les nitrates, la stratégie de l’UE pour la protection des sols à l’horizon 2030 a été adoptée, et la Commission est en train d’élaborer une initiative législative pour 2023 sur la protection, la gestion durable et la restauration des sols de l’UE. 

Dans ses résolutions, le Parlement européen a reconnu l’importance des sols et des effluents, ainsi que la nécessité de lutter contre les menaces auxquelles ils sont exposés et de les gérer de manière plus durable. La stratégie de l’UE pour la protection des sols à l’horizon 2030 définit un cadre pour la protection et la restauration des sols ainsi que pour garantir leur utilisation durable. Elle propose des actions concrètes à mettre en œuvre d’ici à 2030 pour parvenir à des sols sains d’ici à 2050. »

Ce rapport se concentre notamment sur la santé des sols agricoles, les mesures de gestion durable des sols que la Politique Agricole Commune (PAC) met en avant et leur (non) opérationnalisation chez les pays-membres.

Et en Wallonie ? Récemment interpellée lors de la séance plénière du Parlement Wallon du 12 juillet 2023 sur le sujet, la Ministre Céline Tellier a répondu ceci :

« Selon le dernier rapport d’état de l’environnement wallon :

  • nous n’avons pas suffisamment de matières organiques dans les surfaces cultivées ;
  • l’érosion est encore trop importante au niveau de nos sols :
  • nos sols forestiers sont trop acides ;
  • la perte de biodiversité existe dans les sols agricoles comme forestiers, sans compter l’imperméabilisation et le compactage de nos sols.

La situation est problématique, on doit adresser toute une série de solutions. »11

La réponse de la Ministre nous rappelle que la santé des sols est en danger partout : des champs agricoles aux forêts sans oublier les sols urbanisés. Et que les solutions doivent être envisagées de manière systémique.

Source : http://etat.environnement.wallonie.be/home/Infographies/sols.html

Pour en apprendre plus sur l’érosion des sols :

L’Observatoire Européen des Sols (EUSO) s’est doté d’un tableau de suivi de la santé des sols européens et un des graphiques présentés étudie les superpositions simultanées de différentes dégradations des sols.

Les sols se dégradent à cause de pratiques adoptées localement (le labour en agriculture ou l’excavation des terres dans nos pratiques d’urbanisme, par exemple) et également par des pratiques qui se passent ailleurs sur le globe et dont la transmission se fait par voie atmosphérique : apports atmosphériques de métaux lourds (le cadium par exemple), pluies acides issues de l’utilisation de certains combustibles fossiles, aérosols en tout genre qui propagent métaux lourds mais aussi azote et phosphore sous formes minérales ou organiques, apports de microplastiques, etc.

Deux pollutions diffuses menacent les sols : les apports atmosphériques azotés et les microplastiques. « Les plastiques ne sont pas dégradés : ils se fragmentent seulement (…). Ils finissent par former des kyrielles de petits morceaux de toutes tailles, toutes formes et toutes compositions, capables de nuisance mieux étudiées dans l’océan que dans nos sols. Si certains microplastiques sont issus de fragmentation locale, d’autres ont été fragmentés ailleurs puis dispersés par le vent jusque dans les endroits les moins fréquentés : les parcs nationaux américains reçoivent 20 kilos par hectare et par an ; un site pyrénéen d’altitude reçoit chaque jour 365 microplastiques par mètre carré ; on les trouve jusque sur les sommets de l’Everest ! » Les microplastiques présents dans les sols ont des effets sur la faune (par ingestion) et sur la structure des sols (selon la quantité présente, ils allègent les sols, permettant une circulation accrue de l’eau … qui peut avoir pour effet de précipiter leur sécheresse, les rendant plus friables et sensibles à l’érosion). Sans oublier que ces microplastiques, de composition très variable, entrainent des effets très divers d’un point de vue diffusion de la pollution et des perturbateurs endocriniens.

Les sols sont résilients et capables d’absorber un certain nombre de chocs et dégradations … jusqu’à un certain point seulement. Ils résistent donc, avant de s’effondrer brutalement. Et gare aux « effets croisés des perturbations » : beaucoup de travaux sur les sols étudient la réponse à une ou deux d’entre elles seulement, pour des raisons de faisabilité et afin de discerner quelle cause entraîne quel effet. Hélas, cette approche cache les synergies, car une perturbation peut exagérer ou diminuer l’effet d’une autre qui s’exerce en même temps. Une ambitieuse étude, en 2019, a testé les effets de combinaison de 2 à 10 perturbations : sécheresse, apport d’azote, microplastiques, fongicides, cuivre, glyphosate, salinisation, insecticides ; etc., rien ne fut épargné à ces sols expérimentaux ! Or, les effets de combinaison ne sont pas toujours additifs, mais parfois multiplicatifs ! De plus, les combinaisons vont toutes dans le sens d’une dégradation accentuée du fonctionnement du sol et de sa biodiversité, et ce quels que soient les effets, négatifs ou parfois positifs, de chaque perturbation prise isolément. Les insultes faites aux sols conjuguent leurs effets négatifs quand elles viennent en bande ; un tel effet cocktail fait craindre des sauts brutaux dans les réponses des sols à nos actions : il est temps d’agir ! »12

Il est donc nécessaire de développer une approche systémique des sols, de les considérer dans leur ensemble et d’adopter une stratégie de gestion des sols qui intègre tous les secteurs. Les actions locales ayant des effets à l’échelle planétaire, toute politique prenant soin des sols est vitale. Actuellement, les législations ayant un effet sur les sols sont dispersées et relèvent de différentes politiques sectorielles (voir encadré ci-après). Pour sauver les sols, il est urgent de, à minima, renforcer les interactions et synergies entre ces politiques et, notamment, en aménagement du territoire. Et d’en prendre soin dans nos pratiques.

Une gestion durable des sols doit s’assurer que ceux-ci ne soient pas exploités et/ou dégradés au-delà de leur capacité de renouvellement afin que les fonctions et services écosystémiques qui en dépendent soient préservés pour les générations futures et leur permettre de s’adapter au dérèglement climatique en cours.

Une protection collatérale (mais plus pour longtemps)  

Au niveau européen, les sols ne font pas encore l’objet d’une législation spécifique mais cela devrait se résoudre d’ici peu puisque le 5 juillet 2023 la commission européenne a adopté une proposition de directive sur le « monitoring des sols » (Soil Monitoring Law). Nous avions précédemment consacré un article à cette directive et détaillant ses objectifs (Une directive-cadre, la clé des sols) et nous saluons l’adoption de cette proposition, malgré le contexte de politique ambient et la volonté de « mettre en pause » l’adoption de nouvelles politiques environnementales. Nous regrettons néanmoins son ambition relativement faible sur certains points et encourageons les parlementaires européens à améliorer cette directive urgemment nécessaire. Retrouvez, pour de plus amples détails, le communiqué signé par Canopea et plus d’une trentaine de cosignataires, publié sur le site du bureau environnemental européen (EEB) qui reprend nos points d’attention. Malgré l’absence actuelle de législation spécifique, les sols sont déjà concernés, par ricochet, par un certain nombre d’autres législations : la Politique Agricole Commune (PAC), la stratégie « No Net Land Take » ou encore la récente directive sur la Restauration de la Nature sont quelques-unes des politiques ayant des effets positifs sur les sols.

 Au niveau wallon, le constat est quasi similaire : la protection du sol en droit est éparpillée à travers différents textes. Les sols sont visés, directement ou non, par divers textes législatifs, par exemple via le Code de Développement du Territoire, la Loi de la Conservation de la Nature, le Code de l’environnement, le Code de l’eau ou encore le Code forestier (et la liste n’est pas exhaustive). Les sols font spécifiquement l’objet d’un décret relatif à leur gestion et assainissement et d’un arrêté relatif à la gestion des terres excavées.  

En 2008, un premier décret sur la gestion des sols avait été adopté. Celui-ci se focalisait sur leurs pollutions et fixait notamment des seuils de pollution en fonction des usages des terres (naturel, agricole, résidentiel, récréatif/commercial et industriel). Dans la foulée de ce décret, la Wallonie a établi une liste de sites potentiellement contaminés et mis sur pied la Banque de Données de l‘Etat des sols (BDES).

En 2018, le nouveau Décret adopté vise à « préserver et à améliorer la qualité du sol, à prévenir l’appauvrissement du sol ainsi que l’apparition de la pollution du sol, à identifier les sources potentielles de pollution, à organiser les investigations permettant d’établir l’existence d’une pollution et à déterminer les modalités de l’assainissement des sols pollués. » Son objectif « au-delà de sa première vocation environnementale et sanitaire à travers la dépollution des sols pollués, (…) de remettre dans le circuit économique des friches industrielles et des terrains contaminés. » Le concept de protection des sols y est clarifié, la gestion des terres excavées intégrées au décret. Par ailleurs, si la révision du Décret se focalise toujours sur la gestion de la pollution des sols (en particulier la gestion des risques (les niveaux de pollution rencontrés ne doivent porter atteinte ni à la santé humaine, ni aux ressources en eau, ni aux écosystèmes), l’article 413 ouvre la possibilité d’adopter des mesures complémentaires d’analyses et de surveillance de la qualité des sols et d’adopter des mesures correctrices éventuellement nécessaires !

La Direction du Département du Sol et des Déchets du SPW Agriculture Ressources Naturelles et Environnement (ARNE pour les intimes) s’est saisie de l’impulsion lancée par l’Europe pour coordonner plusieurs projets relatifs aux sols dans le cadre de la mise en œuvre de l’axe 2 « Assurer la soutenabilité environnementale » du Plan de Relance de la Wallonie. Ces projets axés sur la qualité des sols se basent sur le concept de « sols en bonne santé » de la nouvelle stratégie européenne, c’est-à-dire : « les sols sont en bonne santé quand ils sont en bonne condition chimique, biologique et physique, et donc à même de fournir continuellement autant de services écosystémiques que possible ». Parmi ces projets, soulignons le projet 115 qui vise à mettre en œuvre un suivi régional de la qualité des sols à travers le développement d’un indice de qualité des sols – concept qui nous tient à cœur et sur lequel nous nous penchons dans l’article « Comment développer un urbanisme à partir des sols ? ».

Depuis la création de la BDES, la Wallonie a enrichi son catalogue de géodonnées liées à la gestion des sols : vous pouvez les retrouvez ici.  

La protection des sols est également au cœur du projet actuel de Schéma de développement territorial (SDT) : une des finalités du projet de SDT adopté par le Gouvernement Wallon le 30 mars 2023 est « l’optimisation spatiale qui comporte notamment la lutte contre l’étalement urbain, la préservation maximale des terres et une utilisation efficiente et cohérente du sol par l’urbanisation ». Pour répondre aux objectifs « No net land take » de l’Europe, la Wallonie propose de réduire « l’artificialisation des terres en soutenant en priorité les projets qui réutilisent le bâti et les friches. L’étalement urbain sera freiné en intensifiant l’urbanisation des centralités urbaines et villageoises et en urbanisant avec modération et de façon ciblée les espaces excentrés. » Les mesures proposées dans le document vont donc dans le sens d’une densification douce des espaces déjà urbanisés en y concentrant la production de nouveaux logements et l’installation d’activités compatibles avec la fonction résidentielle. Les communes devront respecter des trajectoires d’artificialisation en vue d’atteindre un « zéro artificialisation nette en 2050 ». Le projet prévoit des mesures de suivi statistique de l’artificialisation au sein et en dehors des centralités. La maitrise de l’artificialisation des sols passe majoritairement dans ce projet par un recentrage de l’urbanisation et la limitation de la surface que l’urbanisation pourrait occuper sur le territoire. Rien n’y est dit de la qualité des sols sur lesquels prennent place les projets d’urbanisation.

Rappelons que le projet de SDT vient d’être soumis à l’enquête publique et à l’avis d’un certain nombre de parties prenantes ; le Gouvernement Wallon va faire évoluer le texte en fonction des retours qu’il aura reçus.  S’il est essentiel que le texte soit amélioré sur certains points et entre en application, n’oublions pas que les communes sont à la manœuvre pour opérationnaliser les finalités du SDT, en adoptant des Schémas de Développement (pluri)-Communaux (SD(P)C) adéquats.  

Crédit photo d’illustration : Adobe Stock

  1. Marc-André Selosse, L’origine du monde, Actes Sud, 2021, p.18
  2. Marc-André Selosse, L’origine du monde, Actes Sud, 2021, pp 445 – 446
  3. Projet de Schéma de Développement Territorial, mars 2023, p.9
  4. Noémy TEVEL, «Quels dispositifs pour encadrer l’artificialisation des sols ? Comparaison entre les dispositifs français, anglais et wallons», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 79 (2022/2) – Varia, 331-345 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=6977
  5. Sélosse, p201
  6. https://sol.environnement.wallonie.be/home/sols/autres-menaces/la-magie-du-sol.html
  7. https://agriculture-de-conservation.com/L-EAU-LE-SOL-LES-PLANTES-UNE-AUTRE-THEORIE-DU-CHANGEMENT-CLIMATIQUE.html
  8. https://agriculture-de-conservation.com/L-EAU-LE-SOL-LES-PLANTES-UNE-AUTRE-THEORIE-DU-CHANGEMENT-CLIMATIQUE.html
  9. http://etat.environnement.wallonie.be/contents/indicatorsheets/PHYS%204.html#
  10. COMMUNICATION FROM THE COMMISSION TO THE EUROPEAN PARLIAMENT, THE COUNCIL, THE EUROPEAN ECONOMIC AND SOCIAL COMMITTEE AND THE COMMITTEE OF THE REGIONS EU Soil Strategy for 2030 Reaping the benefits of healthy soils for people, food, nature and climate
  11. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2022_2023/CRA/cra20.pdf
  12. Marc-André Selosse, L’origine du monde, Actes Sud, 2021, pp 439 – 440
  13. « Aux fins de protéger le sol et d’en assurer une utilisation durable et respectueuse de l’environnement, de préserver et de restaurer sa qualité et de prévenir les processus de dégradation et d’altération qui l’affectent, le Gouvernement peut prendre les mesures nécessaires en vue de réglementer et d’organiser : 1° la gestion des terres et d’autres matières incorporées dans le sol ; 2° l’utilisation des matières organiques ou des fertilisants destinés à être épandus notamment dans le cadre d’activités agricoles ou de matières ou substances destinées à entrer dans leur composition ; 3° la gestion d’ouvrages susceptibles de porter atteinte à la qualité des sols. »