Si vis pacem para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre). En Europe, les autorités semblent avoir redécouvert cette vieille maxime – et font preuve d’une volonté évidente de la mettre en œuvre urgemment. Ou du moins de débloquer les budgets estimés nécessaires à sa mise en œuvre. Il est difficile de ne pas établir un parallèle entre cette prise de conscience suivie d’effets immédiats et l’attitude beaucoup plus frileuse des autorités (européennes, nationales et régionales) face aux défis climatiques.
Le trio infernal (TVM, Trump-Vance-Musk) qui a pris possession du pouvoir aux USA a, en quelques semaines, fortement ébranlé les (dés)équilibres politiques mondiaux, transformant notre perception du monde et des dangers immédiats auxquels nous sommes exposés en Europe. Nous ne tenterons pas ici d’analyser les réponses qu’apportent les autorités européennes et nationales à cette nouvelle donne : cela ne relève pas de nos compétences.
Il nous paraît, a contrario, utile de tenter d’établir un petit parallèle entre la perception (et la réponse qui leur est apportée) des défis en matière de sécurité internationale (risques de guerre) et celle des défis environnementaux (risques d’accélération incontrôlée de l’effondrement de la biodiversité et des bouleversements climatiques). Cette analyse pourra peut-être nous aider à accepter et « digérer » un constat qui crève les yeux. Si le même crédit avait été accordé aux lanceurs d’alerte environnementaux, si la même énergie avait été déployée pour répondre aux défis identifiés et si les mêmes budgets avaient été dégagés dans des délais aussi courts, les problèmes environnementaux seraient aujourd’hui en grande partie résolus.
Cette dernière affirmation peut paraître outrancière, mais quelques faits et chiffres suffisent à établir qu’elle est juste factuelle. En ce début 2025, la Belgique a décidé, comme les autres Etats membres de l’Union européenne, de consacrer 2% minimum de son PIB aux dépenses de défense, conformément à la « règle des 2% » entérinée par les pays membres de l’OTAN en 2014, suite à l‘annexion de la Crimée par la Russie1. En ce mois de mars 2025, le Comité d’étude sur les investissements publics et le SPF Santé publique, DG Environnement publiaient un rapport intitulé « Scénarios d’émissions « zéro net » en Belgique : analyse comparative des investissements additionnels »2. En fonction des hypothèses retenues, les investissements supplémentaires qu’il faudrait consacrer à la décarbonation pour arriver à la neutralité carbone en 2050 oscillent entre 1,9% (scénarios recourant le plus à la sobriété) et 4,3% du PIB … Les autorités publiques sont restées muettes face aux chiffres publiés par l’administration fédérale. Ce qui n’a rien d’extraordinaire : ce genre de rapports se succèdent (par exemple : McKinsey en 20233 et BNB en 20244) et ne sont jamais suivis d’effets – ou du moins d’effets suffisants. En outre, la Belgique n’a pas encore été capable de rendre à la Commission européenne la version définitive de son Plan national énergie-climat (PNEC) due pour le … 30 juin 2024. Tout ceci pourrait être risible s’il ne s’agissait d’un enjeu vital stricto sensu : l’objectif de décarbonation vise à maintenir des conditions de viabilité pour l’être humain sur notre planète.
Peur de quitter son (dés)équilibre
D’une manière générale, nous sommes toutes et tous attaché·e·s à notre équilibre de vie. Même quand celui-ci tient objectivement du déséquilibre. Pour l’exprimer de manière imagée, nous déployons parfois beaucoup d’énergie pour nous maintenir en équilibre sur un pied sous la pluie et les bourrasques de vent alors qu’il nous en coûterait beaucoup moins de poser le deuxième pied à terre et de faire quelques pas pour nous mettre à l’abri. L’équilibre/déséquilibre connu nous apparaît plus sûr, plus sécurisant (sur les plans affectif, émotionnel, matériel …) que l’inconnu du chemin vers un autre état d’équilibre, même si celui-ci présenterait objectivement de grands avantages par rapport à celui que nous connaissons. Nous avons dès lors tendance à rejeter toute interrogation sur la qualité de notre équilibre présent, à rejeter tout appel à en chercher un nouveau, plus confortable et plus robuste, et à rejeter toute argumentation relative à la nécessité de cette transition. Ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour les sociétés : il est très difficile de remettre en cause un mode de fonctionnement, une organisation sociétale qui donne globalement satisfaction (même si nous aimons à la critiquer).
En terrain connu face à l’agression
Tout être humain est confronté aux agressions de ses semblables – souvent anodines (remarque déplacée, « plaisanterie » de mauvais goût …) ou « pas trop graves » (petit vol, engueulade, bousculade …), parfois abominables (torture, viol …). Répondre à ces agressions – ou du moins le tenter – fait donc partie de notre mode de fonctionnement. L’agression est « normale » au sens strict (conforme à la norme). Pour la plupart des citoyen·ne·s de l’Union européenne, la menace de guerre semble aujourd’hui crédible, tangible – voire évidente. La guerre est un fait humain et les actes insensés, ignobles, des dirigeants de certains pays attestent de sa réalité.
Nier les velléités belliqueuses de certains semble dès lors très difficile. Et apporter une réponse à l’anxiété que cela génère est assez « facile » : il « suffit » de débloquer des budgets et de les affecter au développement des armées. Ce qui ne remet pas en cause les fondements de nos sociétés ni nos modes de production et de consommation. Et si malheureusement nous devions effectivement connaître un conflit armé, nous avons inconsciemment l’impression que cela ne serait que transitoire, de l’ordre de quelques années, et que nous reviendrions ensuite à la situation que nous connaissons actuellement, certes modifiée, mais à la marge. Notre sacro-saint équilibre pourrait être retrouvé.
Biodiversité et climat : des défis déstabilisants
Rien de tel sur le plan des défis environnementaux actuels. La majeure partie de la population est tentée de les ignorer, voire de les nier – et considère que les solutions recommandées par les expert·e·s sont simplement impossibles à mettre en œuvre.
De tout temps, les sociétés humaines ont été « agressées » par la nature : éruptions volcaniques, sécheresses, nuages de sautelles, ouragans, épidémies … Mais ces désastres étaient caractérisés à la fois par leur « spontanéité » (voire imprévisibilité) et leur caractère transitoire. Rien de tel avec l’effondrement de la biodiversité et les bouleversements climatiques. D’une part, ils s’inscrivent dans la durée et sont étudiés, documentés, objectivés en continu depuis des décennies. Si la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES5) est relativement récente (2012), les alertes sur l’état alarmant de la biodiversité sont bien plus anciennes (Rachel Carson publiait Printemps silencieux en 1962). Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) date, quant à lui, de 1988 mais les fondements scientifiques de la climatologie étaient jetés dès le 19ème siècle. Rien de « spontané », d’imprévisible donc dans ces désastres annoncés. Et, d’autre part, rien de transitoire non plus. Ils ont au contraire un aspect très net de définitif, « d’éternité » : il n’est pas possible de faire revivre les espèces animales éteintes, et l’on voit mal comment « reconstruire » un glacier.
Effondrement de la biodiversité et bouleversements climatiques constituent donc deux défis d’un genre nouveau dans l’histoire de l’humanité. Si nous ne mettons (quasi) rien en place pour y faire face, nos équilibres de vie personnels et collectifs en seront profondément et définitivement affectés. Ce que nous avons tendance à préférer nier. Tout comme nous avons tendance à rejeter les solutions à mettre en place pour faire face à ces deux défis, solutions qui nécessiteraient de modifier en profondeur nos équilibres de vie. Relevons à ce sujet que :
- en octobre 2018, le GIEC rendait public son rapport spécial sur le réchauffement de 1,5°C6, précisant l’urgence à agir : « Dans les trajectoires qui limitent le réchauffement planétaire à 1,5 °C sans dépassement ou avec un dépassement minime, les émissions anthropiques mondiales nettes de CO2 diminuent d’environ 45 % depuis les niveaux de 2010 jusqu’en 2030, devenant égales à zéro vers 2050 »7;
- en mai 2019, l’IPBES publiait son rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques8, soulignant l’impérieuse nécessité de mettre en place un « changement en profondeur », soit « une réorganisation en profondeur à l’échelle du système de l’ensemble des facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris des paradigmes, des objectifs et des valeurs. »
Pour le dire de manière abrupte et volontairement provocatrice : collectivement, la perspective de vivre les horreurs de la guerre nous sidère moins et nous met plus aisément en action que les perspectives associées aux défis environnementaux. Celles-ci ont beau relever de l’inconnu total, nous sentons confusément – sans oser l’exprimer ni même le penser clairement – qu’elles auront quelque chose d’apocalyptique et que, face à ce qui nous attend, les inondations de 2021 ne constituent qu’une timide amorce de début de commencement de présentation de ce à quoi nous allons être confronté·e·s et que d’autres sous d’autres cieux, expérimentent déjà depuis des décennies, c’est-à-dire le retour de bâton de nos excès. À ce sujet, en 2009, le Global Humanitarian Forum (présidé par Kofi Annan, qui était à l’époque Secrétaire général des Nations Unies) publiait un document intitulé « Anatomie d’une crise silencieuse ». Le constat posé était effrayant : chaque année, les changements climatiques affectaient sérieusement 325 millions de personnes et en tuaient 300 0009. 90 % des décès environ survenaient du fait d’une dégradation progressive de l’environnement entraînant malnutrition et maladies (diarrhée, malaria, …), les 10 % restants étaient imputables aux événements climatiques extrêmes (inondations, ouragans, vagues de chaleur).
Face à cela, la plupart des personnes – responsables politiques inclus·es – préfèrent détourner le regard. Et le porter sur d’autres choses, plus familières, plus aisées à appréhender et permettant de démontrer une volonté d’action. Les menaces de guerre constituent, à cet égard, un très bon dérivatif. En atteste l’empressement avec lequel certains acteurs économiques repositionnent leurs stratégies, telle la banque Belfius qui a annoncé récemment qu’elle modifiait sa feuille de route orientée « transition écologique et sociale » afin de l’inscrire dans le cadre de la nouvelle stratégie industrielle européenne de la défense10. Très concrètement, Belfius va à nouveau autoriser les investissements dans le développement, l’entretien et la production d’armes conventionnelles et nucléaires.
Un dénigrement qui va aller crescendo
Si les acteurs économiques jouant sincèrement le jeu de la transition écologique ne sont heureusement pas rares, de nombreux autres ne voient guerre d’intérêt à s’inscrire dans une logique de lutte contre les changements climatiques et la perte de biodiversité dès lors qu’il est entendu qu’un des leviers essentiels de cette lutte est la sobriété, soit l’exact opposé de la croissance infinie. A contrario, certains de ces acteurs frileux sur les enjeux environnementaux voient un intérêt clair et direct – l’exemple de Belfius en atteste – à entrer dans une logique d’économie de guerre.
Nul doute que, dans ce contexte, le plaidoyer du mouvement environnemental soit l’objet d’attaques de plus en plus fortes, dénigrantes, violentes. Il est bon d’en avoir conscience pour se préparer à les affronter, à maintenir notre message, à continuer à faire vivre nos valeurs dans l’espace public.
Crédit image illustration : Adobe Stock
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- https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49198.htm ↩︎
- https://climat.be/doc/scpi-report-transition-fr-v20250320-vpublication.pdf ↩︎
- https://www.mckinsey.com/capabilities/sustainability/our-insights/net-zero-or-growth-how-belgium-can-have-both#/ ↩︎
- https://www.nbb.be/doc/ts/other/climate-dashboard/240424_climate_dashboard.pdf ↩︎
- https://files.ipbes.net/ipbes-web-prod-public-files/downloads/brochure_100x210_20170821_fr_office_spread.pdf ↩︎
- https://www.ipcc.ch/sr15/download/ ↩︎
- Entre 2010 et 2018, les émissions de la Belgique n’ont diminué que de 12,7% ↩︎
- https://ipbes.net/global-assessment ↩︎
- Global Humanitarian Forum. 2009. The anatomy of a silent crisis ↩︎
- Maxime Biermé. Investir dans l’économie de guerre, un « bon plan » qui fait froid dans le dos. Le Soir, 24/03/2025 ↩︎
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