L’éthique a-t-elle sa place en politique ? Doit-elle servir de boussole au pouvoir exécutif ? Le pragmatisme économique doit-il, au contraire, guider la décision politique dans un contexte international éminemment peu moral ? Un moyen terme est-il possible ? Le développement aéroportuaire en Wallonie offre une belle porte d’entrée pour aborder ces questions – dans l’attente de futures analyses plus poussées.
L’éthique en politique
En politique, il est courant d’opposer, suivant une distinction établie par Max Weber1, éthique de conviction et éthique de responsabilité. La première, fondée sur des valeurs, est parfois décriée comme trop axée sur les moyens mis en œuvre (leur compatibilité avec certaines valeurs : attitude du yogi théorisée par Arthur Koestler2), trop « éthérée », déconnectée des réalités. La seconde, fondée sur un certain pragmatisme visant à maximiser les bénéfices et minimiser les coûts (sociaux et/ou économiques et/ou environnementaux) d’une décision, est parfois décriée comme trop axée sur les fins poursuivies (attitude du commissaire selon Arthur Koestler), comme « cynique », se souciant peu du nombre d’œufs qu’il faut casser pour faire l’omelette que l’on veut déguster.
Dans un article intitulé « L’éthique, un défi et une chance en politique », Benoît Girardin, professeur d’éthique politique à Genève, propose une autre segmentation basée sur les attitudes que l’on peut avoir par rapport à l’éthique de conviction en politique ; il identifie schématiquement quatre groupes correspondant à quatre positionnements possibles :
- les cyniques, qui combattent l’idée même d’inclure des considérations éthiques de conviction en politique ;
- les sceptiques, qui considèrent l’éthique comme non pertinente en politique ;
- les pragmatiques, qui « sont disposés à prendre au sérieux l’éthique au cas par cas mais surtout en période de beau temps » ;
- et les idéalistes qui aimeraient que l’action politique soit basée sur des considérations éthiques.
Le deuxième groupe pourrait être rattaché à l’éthique de responsabilité selon Weber, le quatrième à l’éthique de conviction, le troisième à un entre-deux. Quant au premier groupe … on pourrait suggérer qu’il relève d’une éthique d’irresponsabilité …
L’éthique politique en Wallonie
Qu’en est-il en Wallonie ? Le pouvoir exécutif (et son administration) penche-t-il plutôt vers le cynisme, le scepticisme, le pragmatisme ou l’idéalisme ? Cela dépend bien sûr des champs de compétences, du contexte, des enjeux … On peut néanmoins avancer sans trop de craintes de se tromper que la tendance générale relève du pragmatisme à tendance scepticisme. Pour l’illustrer, penchons-nous sur la politique aéroportuaire.
Le 27 mai 2025, les fonctionnaires technique et délégué de l’administration wallonne publiaient leur « rapport de synthèse comportant un projet de décision » relatif au permis unique de l’aéroport de Charleroi. Ce rapport très volumineux (plus de 440 pages) contient quelques considérations assez symboliques :
« Considérant, cependant, que le trafic aérien au départ de l’aéroport de Charleroi n’a d’influence « wallonne » dans le CO2 que pour les phases se déroulant sur et au-dessus du territoire wallon ; que les émissions de C02 qui se produisent au-dessus des territoires « extérieurs » ne dépendent pas de la Wallonie ; que, d’une manière générale, le trafic de transit, qu’il soit routier, fluvial, ferroviaire ou aérien, est difficile à réglementer localement et ne peut l’être que par des outils « globaux » (impliquant, au minimum, tous les Etats membres de l’UE) ; que cette problématique ne peut, pour d’évidentes raisons juridiques, et pratiques, être réglée par un permis d’environnement visant un établissement spécifique ;
Considérant que, plus globalement, le trafic aérien de passagers (et, par ailleurs, de marchandises également) n’existe que parce que la demande existe, tant en quantité qu’en rapidité ; que sans cette demande, le transport aérien (ici, essentiellement de passagers) n’aurait pas de raison d’être ;
Considérant, dès lors, que Charleroi Airport n’est pas responsable, à la source, du trafic aérien susceptible d’utiliser ses infrastructures ; qu’elle est un prestataire de services parmi d’autres (les autres aéroports européens et mondiaux) et que sa présence dans le « réseau global » du transport de passagers n’a que pas ou très peu d’importance sur les émissions globales issues de ce « réseau » ; qu’en l’absence de règles contraignantes au niveau mondial, soit directement dirigées sur le trafic, soit, à la source, sur la (sur)consommation de nos sociétés actuelles, il est illusoire de penser qu’une limitation drastique des activités de l’aéroport de Charleroi puisse changer quelque chose sur ce facteur ; que des aéroports européens relativement proches de Charleroi sont susceptibles d’offrir aux opérateurs aériens utilisateurs actuels de la plateforme carolorégienne un accueil non ou peu limité ; qu’il est à relever que parmi ces aéroports figure celui de Zaventem (à ± 65 km) et d’Ostende (à ± 160 km), ce qui, en matière d’émissions de CO2 au niveau national, ne modifierait pas la problématique géographique à caractère relativement « local » ; que la situation, hors Belgique, est relativement comparable pour (‘aéroport de Cologne (à ± 215 km) et de Luxembourg (à ± 215 km) ;
Considérant qu’il y a lieu de relativiser l’influence, à ne pas négliger pour autant, de l’aéroport de Charleroi par rapport à des aéroports européens comme Londres, Paris, Madrid, Barcelone, Amsterdam ;
Considérant qu’il apparaît que la problématique globale des émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre produits par le trafic aérien ne peut être résolue, ni-même influencée significativement, par une éventuelle limitation de l’activité de l’aéroport de Charleroi, voire, à l’extrême, une fermeture, tant que des « portes » restent ouvertes aux avions ailleurs ; que seule une politique globale ( au moins européenne, idéalement mondiale) qui est souhaitable dans les plus brefs délais, pourra avoir un effet significatif sur cette problématique ; »
Pour le résumer de manière un brin caricaturale, l’argumentaire consiste à dire que :
- si mes comportements induisent des pollutions « loin que chez moi », je peux légitimement en faire fi ;
- si certains utilisent les facilités que je mets à leur disposition pour exercer leurs activités polluantes, je ne peux en être tenu pour responsable ;
- si d’autres polluent, il n’y a pas de raison pour ne pas polluer également ;
- si d’autres polluent plus que moi, la pollution que je génère doit être relativisée.
Ainsi, ce qui choquerait dans la bouche d’un individu pour « justifier » ses comportements inciviques, semble – du moins aux yeux de certains – relever du comportement responsable dès lors que l’on s’exprime au nom d’une Région ou d’un Etat. On touche bien sûr là à un point critique. Pour assurer le fonctionnement plus ou moins harmonieux d’une société donnée, il est nécessaire que les personnes (physiques et morales) qui la composent respectent un ensemble de règles morales (explicites et implicites).
A contrario, l’humanité ne dispose pas d’un tel « cadre moral » assorti d’un système de contrôle-sanction. Dès lors, c’est la (plus ou moins) bonne (ou mauvaise) volonté des Etats ainsi que leur force économique, géostratégique et militaire qui fixent les règles d’un jeu continuellement changeant et déterminent ce qui est possible, nécessaire, désirable … Dans ce contexte, on peut comprendre la frilosité des Etats à poser des actes conformes à une certaine éthique politique et leur détermination à verser dans la logique du « si je ne le fais pas, ce seront les autres qui le feront et en recueilleront les fruits à court terme – donc je le fais » – soit la plus mauvaise manière de résoudre le dilemme du prisonnier …
Une autre éthique est possible
Mais revenons en Wallonie et examinons l’avis remis par l’Agence wallonne de l’air et du climat (AwAC) dans le cadre de l’étude d’incidences environnementales (EIE) relative au permis unique de l’aéroport de Charleroi. L’AwAC motive notamment son avis négatif par les considérations suivantes :
« Considérant l’augmentation significative des émissions entre 2019 et 2045 d’après les projections dans le scénario de référence ;
Considérant que les améliorations technologiques, le renouvellement de la flotte et l’augmentation de l’efficacité opérationnelle ne peuvent contrebalancer que très partiellement les impacts de l’augmentation du trafic aérien ;
Considérant que l’impact climatique ne doit pas s’évaluer à l’échelle d’une région mais à l’échelle de la planète ; que pour cette raison, se limiter aux objectifs de réduction wallons est trop restrictif ;
L’AwAC remet un avis défavorable pour l’accroissement de l’activité aéroportuaire de B.S.C.A. Cet avis défavorable est motivé par les effets indirects sur le climat engendrés par l’accroissement des activités aéroportuaires prévu dans les années à venir. »
Cet avis est certes motivé par des considérations morales liées aux valeurs de respect du vivant et de solidarité, mais également par des considérations très pragmatiques relatives au défi climatique. Comme le déclarait Monsieur Antonio Gutteres, Secrétaire général des Nations-Unie à la COP 27 en 2022 : « Notre planète approche à grands pas de points de basculement qui rendront le chaos climatique irréversible. Nous sommes sur l’autoroute vers l’enfer climatique, avec le pied sur l’accélérateur ». Ne pas agir dès maintenant et attendre que « les autres » lèvent le pied de l’accélérateur pour faire pareil, c’est, à coup sûr, condamner l’humanité. Agir pour réduire ses émissions en espérant que les autres Etats et régions fassent pareil, c’est suivre la seule voie qui permette de sortir du dilemme du prisonnier avec le moins de dégâts pour toutes les parties. Attitude très pragmatique s’il en est.
Ainsi, l’AwAC réalise une belle synthèse des éthiques de conviction et de responsabilité, illustrant les propos de Max Weber pour qui « L’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ne sont pas contradictoires mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire l’homme qui peut prétendre à la vocation politique ».
Nous nous permettons dès lors de suggérer à l’ensemble des personnes et des institutions qui contribuent à la prise de décision en Wallonie de s’inspirer de cet exemple et de migrer, pour reprendre la classification proposée par Benoît Girardin, d’une attitude pragmatique à tendance sceptique à une attitude pragmatique à tendance idéaliste. C’est, malheureusement ou heureusement, la seule voie possible pour conserver une planète habitable par l’espèce humaine.
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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