Décarboner l’aviation : Si on y croit, il faut (au moins) s’en donner les moyens !

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A travers le monde, de nombreux pays s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), notamment les pays de l’UE qui visent le « zéro émission nette » à l’horizon 2050. Peu semblent pourtant envisager une réduction de leur trafic aérien. La décarbonation de l’aviation devrait donc venir d’ailleurs, si la politique climatique se veut cohérente dans son ensemble. Nouvelles technologies, nouveaux carburants, … permettent à de nombreux techno-optimistes de rêver au pire d’un statu quo, au mieux d’une augmentation conséquente des activités du secteur aéronautique dans un monde climatiquement neutre. Est-ce vraiment possible et se donne-t-on réellement les moyens d’y arriver ? Rien n’est moins sûr…

S’il est bien un secteur dans lequel les émissions de GES ont du mal à diminuer, c’est celui des transports. En effet, en Belgique, celles-ci ont augmenté de 14% entre 1990 et 2021 selon le SPF Environnement et atteignent dorénavant plus de 21% des émissions nationales. Et ceci n’est malheureusement qu’une sous-estimation du problème, vu que les émissions de GES du transport maritime et de l’aviation ne sont intégrées que pour les services domestiques (navigation ou vols intérieurs). Or, l’aviation est responsable d’une part non-négligeable des émissions mondiales ! Selon l’Agence Européenne de l’Environnement (AEE), près de 4% des émissions européennes en 2019 étaient dues au transport aérien. Si ce chiffre semble assez faible, il ne faut pas oublier qu’il n’est lié qu’aux déplacements de quelques privilégiés (un loisir de riches ?), 1% de la population mondiale étant responsable de la moitié des émissions du secteur ! Limiter l’impact environnemental du secteur aérien est donc couplé à une problématique de justice sociale importante !

Le problème est même encore plus grave pour l’aviation : Il n’y a pas que les émissions de CO2 qui contribuent au réchauffement climatique. En effet, les avions produisent de magnifiques trainées de condensation dans le ciel suite à leur passage. Si ces trainées illuminent les yeux de nos enfants et des artistes parmi nous, il n’en reste pas moins qu’elles sont loin d’être inoffensives et impactent fortement le réchauffement climatique. Les moteurs des avions rejettent en outre d’autres substances telles que de la suie, de la vapeur d’eau, du carbone noir ou des oxydes d’azote qui ont également un impact considérable sur le réchauffement de notre planète. Selon certaines études, ces effets autres que ceux liés au CO2 (ou effets non-CO2) ont un impact climatique deux fois plus élevé que les émissions de GES.

Les émissions de GES du secteur aérien sont importantes, et elles croissent fortement dans le temps. Selon l’AEE, pour les 27 pays de l’Union Européenne (EU27), elles ont augmenté de 145 % entre 1990 et 2019. Pour la Belgique, l’évolution est moins spectaculaire mais atteint quand même les 66%. Et les wallons sont loin d’être en reste, aussi bien pour le transport de personnes (voyages ou vols d’affaires) que pour le fret (et oui, commander un paquet sur AliBaba et espérer une livraison dans les deux jours implique également un transport par avion…) : le nombre de passagers à l’aéroport de Charleroi a été multiplié par 40 entre 1998 et 2019, tandis que le nombre de paquets gérés par l’aéroport de Liège a lui été multiplié par plus de 1.700 entre 2017 et 2020 (de 317.000 paquets à près de 548 millions).  

Les perspectives ne sont pas plus réjouissantes, la courbe de croissance du trafic aérien n’est pas près de s’inverser, que ce soit au niveau international ou au niveau belge. On apprenait notamment que, lors du salon du Bourget où de nombreux acteurs politiques vantent les bienfaits d’une croissance aéronautique débridée, un contrat record de 500 A320 avait été passé entre Airbus et la compagnie indienne Indigo. L’essor économique de pays comme l’Inde et la Chine, pour ne citer qu’eux, devrait assurer aux constructeurs d’avions de plantureux lendemains !

Si la hausse devrait être moins spectaculaire dans les pays davantage développés comme ceux de l’UE, une décrue n’est cependant pas attendue pour autant. Au niveau wallon, par exemple, le permis d’exploitation de l’aéroport de Liège vient d’être renouvelé, avec un maximum de 55.000 mouvements (atterrissages et décollages) autorisés par an, maximum qui n’inclut pas les « petits » avions de moins de 34 tonnes ou de 19 passagers. Comparé aux 39.124 mouvements observés en 2021, on parle quand même d’une croissance du trafic de 40%. Si l’on rajoute les petits avions (qui représentent 14% du trafic aérien actuel) dans le calcul du nombre de mouvements maximum, on arrive même à un seuil maximal de près de 63.000 mouvements ! Pour l’aéroport de Charleroi, on semble se diriger vers un permis d’exploitation visant la barre des 15 millions de passagers à l’horizon 2030, soit près du double de ce qui se fait actuellement… Les riverains des deux aéroports apprécieront…

On le voit, une réduction du trafic aérien ne semble pas être une priorité de la société à l’heure actuelle. Pourtant, l’UE s’est fixé un objectif ambitieux de réduction de 55% de ses émissions de GES à l’horizon 2030, tout comme la Belgique. Un serpent qui se mord donc complètement la queue ? Pas spécialement à l’heure actuelle, les données liées à l’aviation n’étant pas intégrées dans les émissions nationales que les gouvernements se sont engagés à réduire ! Ouf, on a évité une belle incohérence ? Pas vraiment, il ne s’agit ici qu’une d’une astuce comptable, le climat s’embarrasse peu, lui, de ces artifices !


Les mondes politique et économique tablent donc sur autre chose qu’une réduction de la demande pour décarboner l’aviation. Au salon du Bourget, notamment, de nombreuses pistes ont été évoquées : avions fonctionnant à l’hydrogène, avions électriques, avions solaires, … les solutions ne manquent pas. Néanmoins, le timing ne joue pas spécialement en faveur du climat : les premiers avions à hydrogène, par exemple, ne sont pas attendus avant 2035. Par ailleurs, on estime qu’un demi-siècle sera nécessaire pour remplacer toute la flotte actuelle par des avions à émissions nettes nulles ! Une solution encore hypothétique pour un futur plus éloigné, donc, qui requiert d’autres alternatives plus directement opérationnelles pour le plus court terme. 

Une des solutions les plus prisées passe par les carburants d’aviation durables (ou SAF pour l’acronyme anglais de sustainable aviation fuels). Ceux-ci peuvent être principalement classés de 2 manières (selon la classification EU simplifiée) : les SAF synthétiques, tels que l’e-kérosène, produits à partir d’hydrogène vert et de CO2, et les biocarburants avancés, principalement produits à partir de graisses animales ou d’huiles de cuisson usagées. L’e-kérosène semble être le seul carburant réellement vert avec une capacité de développement et de commercialisation suffisante. En effet, les principales sources de biocarburants avancés posent de sérieux problèmes. L’utilisation de graisses animales comme matière première, par exemple, détourne ces ressources d’autres secteurs et ne fait que déplacer le problème, tandis que l’utilisation d’huiles de cuisson usagées est soumise à une fraude féroce et reconnue au niveau international

Pour être réellement durable, l’e-kérosène doit, lui, respecter deux critères importants : l’hydrogène doit être vert, à savoir être produit avec les surplus d’électricité renouvelable (utiliser toute l’énergie d’une éolienne pour produire de l’hydrogène n’a, par exemple, pas beaucoup de sens si tous les ménages alentour utilisent de l’électricité issue de vieilles centrales au charbon) et le dioxyde de carbone doit être capturé directement dans l’air (technologie de Direct Air Capture), qui nécessite énormément d’électricité. Ces deux critères combinés impliquent donc une utilisation très importante d’énergie renouvelable dans la production d’e-kérosène (pour le transport routier, par exemple, l’efficacité énergétique des e-carburants est estimée à 13% ! 8MWh seraient donc nécessaires pour produire 1MWh d’énergie motrice), ce qui est peu compatible avec la production énergétique européenne actuelle et probablement future (n’oublions pas que de nombreux secteurs tels que la mobilité et le chauffage vont vers une électrification croissante). Avec une quantité d’électricité renouvelable limitée, ne faudrait-il pas prioriser les usages ? Se chauffer ou partir en vacances au Bahamas ? Il n’en reste pas moins que l’e-kérosène se dessine comme le SAF avec le plus haut potentiel.

Au niveau européen, les choses évoluent favorablement pour l’intégration des SAF dans les réservoirs de nos avions. A partir de 2025, les avions décollant d’un aéroport situé sur le sol européen devront mélanger une proportion minimale de SAF à leurs carburants traditionnels. De 2 % en 2025, cette proportion passera à 6 % en 2030 et à 70 % en 2050. En ce qui concerne le mélange d’e-kérosène, il existe également des sous-objectifs qui augmentent progressivement jusqu’à 35 % d’ici à 2050. Cela stimulera la production d’e-kérosène dans l’UE et s’accompagnera d’une réduction des prix, ce qui rendra le produit de plus en plus compétitif par rapport aux carburants fossiles.

Si l’Europe avance dans la bonne direction, il est nécessaire que la Belgique et ses régions suivent le pas. En effet, au niveau national, le cadre n’est pas encore clairement établi. Il serait nécessaire, par exemple, de développer une stratégie de développement des SAF qui s’inscrive dans une stratégie globale de décarbonation de la société et de respect de toutes les limites planétaires en 2050, en accordant une priorité à l’e-kérosène. Limiter davantage l’accès des biocarburants les plus problématiques aux réservoirs de nos avions pourrait être une autre piste d’action. Le niveau régional a également son rôle à jouer, notamment en développant l’infrastructure de ses aéroports, en soutenant l’expertise et le développement de cette technologie sur le territoire ou encore en fixant des normes spécifiques pour ses aéroports. Les plans air-climat wallon (PACE) et énergie-climat fédéral (PFEC), par exemple, sont restés fort discrets sur le sujet.

Enfin, il est important que les autorités prennent des mesures au-delà des émissions directes du secteur, notamment dans leur prise en compte des effets non-CO2. Une meilleure définition des trajectoires de vol, par exemple, qui dépendrait davantage de critères environnementaux que politiques (survol de Bruxelles entre autres), permettrait de réduire la formation de trainées de condensation, tandis que des normes (teneur en soufre ou en aromatiques) pourraient être définies pour une meilleure qualité des carburants. Il est important que les autorités reconnaissent davantage ces effets non-CO2, les prennent en compte dans leurs carnets de mesures adressées à l’aviation et mettent en place des règles de surveillance strictes.

Décarboner le secteur aérien est un objectif indispensable pour conserver une planète habitable, même si ce n’est pas spécialement visible dans la comptabilisation internationale des émissions de GES. Les différents gouvernements doivent être ambitieux à cet égard, et actionner tous les leviers qui sont à leur disposition. Si, à long terme, on peut espérer que les nouvelles technologies (nouveaux avions à hydrogène ou électriques, SAF, …) permettront de limiter l’impact environnemental de l’aviation, une importante réduction de la demande et une meilleure prise en compte des effets non-CO2 sont des nécessités de court terme pour une action rapide !

Crédit photo d’illustration : Adobe Stock

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