Fabriquer du lien, fabriquer du lieu

You are currently viewing Fabriquer du lien, fabriquer du lieu

En contrepoint des trois autres articles de ce numéro 13 d’Échelle Humaine, bienvenue pour une promenade en barquette autour du thème des infrastructures sociales ! Nous allons parcourir les méandres et les canaux des définitions. Autorisation de batifoler illimitée.

Dans le domaine des soins de santé notamment, l’infrastructure sociale existe depuis longtemps et elle est tout sauf spontanée ou informelle. Bien au contraire, elle fait en sorte que rien ne soit laissé au hasard. Sa définition l’assimile strictement aux installations en dur, aux équipements physiques. Comme énoncé sur le site HealthInequalities.eu , « le terme infrastructure sociale peut être défini au sens large comme la construction et l’entretien d’installations qui soutiennent les services sociaux. Les types d’infrastructures sociales comprennent les soins de santé (hôpitaux), l’éducation (écoles et universités), les équipements publics (logements communautaires et prisons) et les transports (chemins de fer et routes). »

En anthropologie, par exemple dans le mémoire de master de Bernard Aristide Bitouga, « Construction des infrastructures sociales pour les Bakola/ Bagyelli et incidence sur la coexistence avec les Bantou: contribution à  une ethno- anthropologie du conflit », la définition s’enrichit d’un rôle essentiel, abordé dans les trois autres articles de cette Échelle Humaine : « On parle aussi d’infrastructure pour désigner l’ensemble des installations nécessaires à une activité, à la vie en un lieu. Cette définition nous paraît être la mieux appropriée pour rendre compte du contenu du concept infrastructures sociales dans notre travail de recherche. En effet, la présence d’une infrastructure sociale dans une communauté vise à l’amélioration des conditions de vie des populations bénéficiaires. Ce sont des installations nécessaires et utiles pour le milieu et qui contribuent à l’épanouissement des individus. De ce fait on peut parler d’infrastructures sociales lorsqu’il s’agit par exemple d’une école, d’un dispensaire, des logements sociaux ou de tout autre édifice qui ont été construits pour améliorer les conditions de vie des populations. » (Université de Yaoundé, Cameroun – Master en anthropologie, 2011)

Il ne s’agit dès lors pas de soutenir seulement les services sociaux mais toute la vie, toute l’activité.

La définition gagne une dimension de plus avec Klinenberg en 2018, dans son essai « Palaces for the people. How social infrastructures can help fight inequality, polarization and the decline of civic life » : « des espaces, ouverts ou fermés, intérieurs ou extérieurs, accueillant la vie sociale et le domaine public de la ville, présentant des qualités d’accessibilité et d’hospitalité, et rencontrant des enjeux d’inclusion urbaine ». Pour le propos d’Échelle Humaine, je n’hésite pas à arrêter la définition avant le mot « urbaine », afin de lui donner une portée qui englobe tous les faciès d’une région, et pas uniquement les milieux citadins. 

Dans les travaux récents de design social, comme ceux de Louise Carlier et Mathieu Berger, les infrastructures sociales sont à la fois les espaces, les constructions en dur, et les relations qui s’y établissent.

Avec l’ajout de cette dimension relationnelle, il me paraît opportun d’insérer ici une illustration d’un échantillon de choses qui n’ont pas encore été citées et qui pourraient s’inscrire dans la définition où nous venons d’aboutir. Il s’agit des infrastructures sociales telles que je les envisageais AVANT d’explorer plus profondément le sujet.

Kiosque, bibliothèque, parc public, marché, chapelle, cabines téléphoniques, banc de pic-nique, fontaine. Dessins H. Ancion

Le petit inventaire illustré ci-dessus compte plusieurs infrastructures dont la plupart pourraient être considérées comme désuètes. Ainsi les cabines téléphoniques, dont l’usage s’est perdu quelque part après l’apparition des téléphones portables, et qui subsistent çà et là dans l’espace public, attendant leur démontage. Toutes les autres  infrastructures dessinées connaissent un regain de popularité et d’affection, en particulier les marchés. Infrastructure pliable qui se déplace de lieu en lieu, le marché est un lieu de socialisation par excellence, et une date dans le calendrier personnel. Avec la raréfaction des magasins de proximité, c’est même (re)devenu un rendez-vous obligé pour remplir le frigo et parler à des gens.

Les kiosques à musique et les chapelles relèvent d’activités qui ne se pratiquent peut-être plus aussi couramment qu’au XXe siècle, certes. Souvent, les kiosques sont vides et les chapelles fermées à clef. Néanmoins, quand le jour arrive de les restaurer, le chantier en soi devient une infrastructure sociale pour les personnes locales impliquées de près ou de loin dans l’opération. Ils inspirent même des idées révolutionnaires sur le partage de l’espace public : à Gerpinnes, un des projets du Programme Communal de Développement Rural (PCDR) consiste en l’adaptation du socle d’un kiosque, pour l’étendre là où il n’y avait qu’un parking. Le dossier met à l’avant-plan le vivre-ensemble et l’accessibilité : « La convivialité doit primer sur les besoins en termes de stationnement de la zone du centre-ville ». A Biercée, la restauration du kiosque avait fait l’objet d’une fiche du PCDR et de nombreux débats ; tout le monde ne pensait pas qu’il constituait une quelconque priorité. De l’eau a coulé sous les ponts de la Thudinie, et le kiosque restauré remplit activement son rôle d’infrastructure sociale.

A l’inverse, c’est le spectre de la banalisation et de l’appauvrissement général qui se profile quand on annonce le déplacement du marché dans une autre localité, la fermeture de la bibliothèque de quartier, la suppression du bureau de poste. Ces lieux devraient pourtant être maintenus prioritairement, parce qu’ils sont capitaux pour le bien-être commun. Ils tiennent chaud au cœur et apprennent à vivre. Lorsque des citoyen.nes se mobilisent contre la suppression d’arbres anciens dans un parc, comme contre l’urbanisation de parcelles naturelles ou agricoles, leur objectif est de faire barrage au rouleau-compresseur de la bétonisation, pour protéger des choses qui nous protègent et nous font du bien. Dans le cadre d’un dossier de lotissement à Calevoet (Uccle), plusieurs comités de quartier ont cosigné un texte qui se termine comme suit : “Nous souhaitons rassurer (…) : ce quartier ‘divisé par les rails’ n’a pas besoin d’être réunifié par des marchands de chimères. L’opposition à leurs méga-projets a déjà unifié les résidents. Ils ont appris à se connaître, à s’apprécier les uns les autres, à découvrir le lieu qu’ils partagent, ainsi que les autres vivants qui l’habitent… Cinq comités de quartier concernés, et indignés, signent dès les ce ‘cri de colère’.” Texte publié par les Comité de quartier Bourdon, Comité de quartier Ophem & Co,  Comité de quartier Calevoet, Comité de quartier Kinsendael-Kriekenput, SOS Kauwberg Uccla Natura, dans La Lettre aux habitants n°115 de mars 2023 publiée par l’ACQU.

Absent de mon dessin, car de plus en plus absent des agglomérations belges, le kiosque à journaux. Le dernier encore en activité à Bruxelles vient de fermer définitivement. Il se trouvait juste à côté du Goulet Louise.

Dans les grandes villes, les bancs se raréfient ou se transforment en lits de fakir pour empêcher qu’ils servent de couchette durant la nuit. Après le centre de Paris, c’est sa banlieue qui se fait démeubler, sans consulter les habitant.es, comme en témoigne ici une association de Belleville : « Tristesse mais aussi colère. Nous vivons donc un étouffement de l’espace public et subissons la privation de lieux de socialisation dans l’espace public. Ne va-t-il rester que des espaces privés ? Ces lieux privés, principalement les bars, ne sont pas accessibles à celles et ceux, jeunes, précaires ou vieux, qui se posent sur les bancs.(…) Nous, artisan-e-s du lien dans nos quartiers, défendons un espace public apaisé. Mais aussi un espace public vivant. Alors défendons nos bancs, exigeons de traiter la cause et pas les effets et défendons tous ces exclu-e-s de notre espace public. Faisons que cette population de jeunes, de précaires et de vieux ne soient pas mises aux bancs.(sic) » 

La table de pic-nique, à l’instar des bancs publics, est malaisée à partager lorsqu’elle est déjà occupée, mais elle ouvre des possibilités d’usage qui n’ont pas échappé aux aménageurs d’autoroutes. Ils les parsèment sur les aires de repos, laissant aux usager.ères le soin de négocier pacifiquement leur emploi. A quand une telle générosité dans les espaces urbanisés et accessibles à pied ?

La fontaine publique constitue une aménité indéniable, surtout lorsqu’elle distribue de l’eau potable. C’est pourtant encore trop rarement le cas et c’est un sujet sur lequel Canopea propose dans son Mémorandum des mesures politiques en matière de santé environnementale ; nous vous en parlerons dans un prochain Échelle Humaine centré sur la santé.

Je voulais dessiner le bouche-à-oreille, mais je n’ai pas réussi. Je n’étais pas trop sûre non plus que cela puisse correspondre à une infrastructure sociale.

Les arrêts de bus ne figurent pas non plus dans l’inventaire illustré ci-dessus. A priori, il n’y aurait pas de contradiction. Cependant, la grande majorité des arrêts de bus de la région sont loin d’être aussi accueillants, protecteurs et informatifs que souhaité. Un simple poteau peint en jaune, planté sur le bas-côté d’une rue ou d’une route à grande vitesse, sans trottoir, sans solution de continuité vers les lieux habités. Et, évidemment, sans banc, sans plan de réseau, sans auvent. Il n’y a pas mieux pour instiller chez les usager.ères le sentiment d’appartenir à une sphère déshéritée, oubliée, presque effacée de la carte. Surtout quand le bus est déjà passé, sept minutes avant l’heure prévue, et que le prochain est dans trois heures quarante-cinq minutes. A croire que l’aménagement supra-spartiate de ces arrêts est sponsorisé par l’industrie automobile.

Exercice de dissertation : « Le QR Code est-il une infrastructure sociale ? » Vous avez  trois heures quarante-cinq minutes pour rédiger, avant que le bus passe reprendre les feuilles.

Tiers-lieux = pas chez moi et pas chez toi

Pour continuer à avancer dans la compréhension du concept d’infrastructures sociales, il me semble utile d’insister sur la double dimension spatiale et relationnelle. Les infrastructures sociales inscrivent dans notre territoire personnel des lieux de repère hors de chez nous, grâce à ce double aspect à la fois spatial et relationnel. En établissant un pont – plusieurs ponts – entre notre géographie privée et le grand monde extérieur, elles nous tirent dehors.

Ce sont des lieux que nous fréquentons avec plaisir, si pas nécessairement avec beaucoup d’assiduité. Nous comptons sur ces lieux, même si eux ne peuvent pas toujours compter sur nous…

Le principe c’est qu’il puisse y avoir une forme de fidélité. On revient à une infrastructure sociale, sinon ce n’en est pas une.

Ce qui nous amène à la définition des tiers-lieux.

Les tiers-lieux instaurent d’autres appropriations et partages de l’espace. Ils s’entendent comme des espaces où les individus peuvent se rencontrer, se réunir et échanger de façon informelle.  Le troisième lieu, notion forgée au début des années 1980 par Ray Oldenburg, professeur émérite de sociologie urbaine à l’université de Pensacola en Floride, se distingue du premier lieu, le foyer, et du deuxième lieu, le domaine du travail. Mathilde Servet développe ainsi l’exemple des « bibliothèques troisième lieu », qui sont comme un living room hors de chez soi.  Dans sa thèse de sociologie consacrée au sujet, Antoine Burret y voit « une configuration sociale où la rencontre entre des entités individuées engage intentionnellement à la conception de représentations communes ». Les tiers-lieux sont jugés importants pour la société civile, la démocratie et l’engagement civique.

La page Wikipedia consacrée aux tiers-lieux cite le site belge tiers-lieux.be –  aujourd’hui disparu du net – pour affirmer « qu’un lieu devient tiers-lieu s’il répond à certains critères et qu’on ne peut créer un tiers-lieu en n’en réunissant que certains. Cela amène au fait que le tiers-lieu est subjectif, le tiers-lieu de l’un n’étant pas le tiers-lieu de l’autre et un tiers-lieu reconnu comme tel par une communauté pourra être perçu comme trivial ou inutile par des personnes extérieures ».

Le site hablab.be semble poursuivre là où tiers-lieu.be s’est arrêté, avec une attention toute particulière aux projets actuels pour promouvoir la mise sur pied de nouveaux tiers-lieux : https://www.hablab.be/hablab-concept-atelier-partage-makerspace-habitat/

Et pour concrétiser encore un peu, voici une liste de huit critères élaborée par Ray Oldenburg :

(je vous les cite tels qu’exprimés sur la page Wikipedia)

  1. Terrain neutre : le tiers-lieu est un endroit n’entraînant aucune obligation de l’un envers l’autre (par exemple invité/hôte), facilitant la création ou le développement d’amitiés.
  2. Ouverture : le tiers-lieu est un lieu ouvert à tous.  « Third Place is a Leveler, » en référence aux Levelers (ou niveleurs en français), une formation politique d’extrême-gauche lors de la guerre civile anglaise dont les buts étaient, entre autres, l’abolition des rangs sociaux et des systèmes hiérarchiques.
  3. Communication : se basant sur les pensées de Ralph Waldo Emerson, pour qui l’homme est bon par nature, Ray Oldenburg voit dans les deux premières caractéristiques la possibilité pour un groupe de personnes de pouvoir communiquer de la meilleure manière qui soit et accorde donc une importance à ce que celle-ci soit présente dans le tiers-lieu.
  4. Accommodant et accessible : devant les différences pouvant exister quant au mode de vie ou au rythme de vie, il est important pour Ray Oldenburg qu’un tiers-lieu soit accessible le plus souvent possible, voire en permanence, avec l’assurance de la possibilité d’y rencontrer un ami.
  5. Noyau dur : ce qui fait le tiers-lieu n’est pas seulement le lieu, sa décoration, son outillage, le prix de ses boissons… mais la communauté qui aura choisi ce lieu, qui lui donnera son orientation et dont l’unité incitera à vouloir les rejoindre.
  6. Profil bas : le tiers-lieu n’est pas un lieu extravagant se mettant en avant. Il n’est ni snob, ni prétentieux. Il est avant tout là pour être chaleureux et accepter des personnes de toutes les conditions.
  7. L’ambiance : l’ambiance dans un tiers-lieu se doit d’être joyeuse, les discussions se réalisant toujours dans le respect l’un et de l’autre, sur un ton amical invitant le nouveau-venu à participer.
  8. Une maison hors de la maison : le tiers-lieu offre à ses occupants de la chaleur et un sentiment de possession et d’appartenance qui amènera le tiers-lieu à être aussi ressourçant, voire plus, pour l’occupant que sa propre maison.

Marie D. Martel a condensé ces critères dans son article « Trois générations de tiers lieux en Amérique du Nord », paru dans « Bibliothèques troisième lieu » d’Amandine Jacquet :

  1. Un espace neutre et vivant
  2. Un lieu d’habitude
  3. Un second chez soi
  4. Un lieu où l’on nivelle les différences entre les gens (horizontalité des rapports)
  5. Un lieu créateur de communauté
  6. Un lieu où la conversation est prioritaire (propice au débat) – relié au concept de cotravail
  7. Un lieu accessible, accommodant et simple
  8. Un lieu qui procure une expérience ludique

Vous noterez que l’idée très parlante de la maison hors de la maison est remontée de la huitième à la troisième place. En matière d’urbanisme, cette notion m’apparaît comme centrale. A nouveau, elle exprime la double dimension de lieu et de lien. Le sens du chez soi est exprimé avec beaucoup de sensibilité et d’humour dans le travail de David Engwicht, également illustré dans la vidéo du « En savoir plus » ci-dessous.

Faisons le point, à ce stade du cabotage. Il m’apparaît que les infrastructures sociales et les tiers-lieux ouvrent le champ des possibles de relations entre des personnes,  en offrant un exutoire, une zone libre, hors des circuits commerciaux et institutionnels, hors de la « fête obligatoire ».

En particulier, le critère 6 de Ray Oldenburg, traduit en critère 4. par Marie D. Martel, « Un lieu où l’on nivelle les différences entre les gens (horizontalité des rapports) » me donne à penser que les infrastructures sociales et les tiers-lieux sont particulièrement bénéfiques pour les personnes qui n’ont pas envie de courir là où tout le monde court. Ce n’est pas une attraction où on compte les entrées.

Le critère 3 de Ray, qui équivaut au 6. de Marie, « Un lieu où la conversation est prioritaire (propice au débat) » paraît favorable à notre fameux bouche-à-oreille, à fortiori s’il est « relié au concept de cotravail ».

« Mon père traînait toujours près du recypark » 

Définir les infrastructures sociales, c’est plus que comprendre une expression. Cela revient à reconnaître la capacité et le droit des citoyen.nes à fabriquer des lieux et des liens à partir d’un ressenti positif, de leur confiance dans la possibilité de poursuivre ce qui est en train de se fabriquer.

Globalement, les infrastructures sociales et les tiers-lieux forment une myriade d’étoiles.

Individuellement, nous gravitons vers quelques spots, qui parfois varient. Chaque personne se compose une constellation, un semis de quelques étoiles très brillantes dans un ciel noir, peuplé des étoiles des autres. Les lieux n’ont pas besoin d’être les mêmes pour tout le monde, il n’y a pas besoin que beaucoup de monde les fréquente, et pas besoin de beaucoup de lieux par personne.

Les plus désordres ou je m’en foutistes d’entre nous veulent que ce soit toujours ouvert pour ne pas se tracasser de connaître l’horaire. Ces personnes veulent que leur café ou leur magasin d’alimentation soit accessible non-stop, pour ne pas risquer d’être « sorti.e pour rien ». Si l’on veut vraiment quelque chose d’ouvert non-stop, « H24 », 7 jours /7, ou « H27 » comme le dit le lapsus révélateur, il faut savoir prendre son mal en patience ou s’en remettre aux stations-service (le nom reprend impeccablement les deux idées de lieu et de relation) et aux nightshops, si on en a près de chez soi.

Les infrastructures sociales de certaines personnes doivent impérativement être des lieux sauvages, relativement hostiles, austères ou risqués, comme les terrils, les décharges, les terrains vagues privés et clôturés. D’aucun.es se satisfont de l’ambiance semi-industrielle des recypark, au point d’y passer la journée à discuter avec les visiteurs et les manutentionnaires. « Mon père traînait toujours près du recypark. Parfois il ramenait des choses, mais je ne crois pas que c’était son but. Il y allait même à pied, par les petits chemins » (Frédéric). Pour d’autres, la poésie du hasard ne dort pas sur un sentier dans les herbes hautes et les orties, mais bien dans des lieux génériques et artificiels : « J’adore aller chez Di, je peux rester des plombes devant l’assortiment disponible, notamment le rayon dentifrices » (Marie-Sophie). Tandis que d’autres organisent leur vie autour des horaires de leurs infrastructures sociales, au point de trouver que les obligations plus officielles ont moins de goût. « Je m’ennuie dans les réunions de vieilles copines. Je suis volontaire en milieu hospitalier depuis douze ans. Le bénévolat est aussi un cadeau. Un cadeau qu’on se fait à soi d’abord » (Jeni).

Colette va à la brocante de la commune voisine chaque dimanche matin, avec systématiquement 5.00 EUR en poche. S’ils ne sont pas dépensés, elle les garde pour le dimanche suivant. Neige, pluie, froid, rien ne la retient à la maison, elle va regarder les trouvailles sur les couvertures et les petites tables pliantes. Elle aime par-dessus tout « sentir » la brocante, être dans la foule, même très clairsemée, faire ainsi une démarche de soutien pour les vendeur.euses qui se sont déplacé.es.

Autre événement, moins prévisible et régulier, mais une fois qu’il est là, c’est comme un chapiteau de cirque, c’est pour quelques jours et c’est un aimant à badauds : le chantier dans l’espace public.  Qui n’a jamais vu des messieurs appuyés de tous leurs coudes sur les barrières Nadar, le nez à l’aplomb d’un marteau-piquage avec jet de cailloutis et dégagement de poussière ? Qui n’a jamais vu ces messieurs aller jusqu’à conseiller les ouvriers en pleine action, en forçant la voix pour couvrir  le bruit de l’engin ? Pour rien au monde ils ne voudraient être ailleurs. Ils doivent être les seuls à regretter que le chantier s’achève.

Le paysage, sujet de conversation

Les fonctions que l’aménagement du territoire a rejetées à la périphérie des communes deviennent souvent centrales dans une vie. Elles ont pour nom cimetière, parc à conteneurs, centre commercial, hôpital, dépôt de transports en commun. Ces espaces aux frontières se sont urbanisés en ménageant un chapelet  d’interstices et d’entre-deux où la nature plus sauvage peut encore se développer. C’est le cas du Ry-Ponet, une mosaïque de terrains cultivés et naturels de 400 hectares entre Beyne-Heusay, Fléron, Chaudfontaine et Liège. Lieu de promenade et de ressourcement, « poumon vert » à l’échelle de l’agglomération, il pourrait bien devenir un grand parc métropolitain. Un statut officiel qui confirmerait celui qu’il endosse déjà dans les faits. Comme les campagnes pour la protection des kiosques à musiques et des arbres anciens, la mobilisation pour sa préservation est elle-même devenue une infrastructure sociale, un lieu de rencontre et de fraternisation pour des gens qui ne se connaissaient ni d’Eve ni d’Adam.

Le paysage me paraît être une solution pour ne pas pontifier, pour ne pas enfermer les infrastructures sociales dans un discours prétentieux ou calibré d’avance. C’est justement parce que l’appréciation d’un paysage est personnelle qu’on peut commencer à s’en parler et se parler. C’est en tout cas ce qui s’est passé pour le Ry-Ponet. Le paysage multiple, différent dans la tête de chaque personne, est apte à devenir un sujet concret entre interlocuteurs, et le paysage là-dehors en devient encore plus concret. Sa valeur d’infrastructure sociale y gagne, elle continue à se faire connaître et à se partager. On peut sortir les chaises et s’asseoir sur le seuil pour en parler, il y a garantie d’avoir toujours à causer de manière spécifique et complexe : on ne s’ennuiera pas !

Consommation améliorée et augmentée

La causette près de la boîte à livres ou du compost collectif serait-elle en train de supplanter les cancans près de la machine à café ? J’aime l’idée que les tiers-lieux, comme les infrastructures sociales, soient des endroits où l’on peut déposer et prendre des choses gratuitement ou au forfait, qui permettent de se rencontrer à travers un objet. Un livre par exemple, de l’information, ou des potagers partagés.

Pas besoin de contact direct avec l’ancien.ne propriétaire, l’objet fait medium et peut émouvoir, lancer des conversations réelles entre de nouvelles personnes. Déjà, il y a la joie de voir qu’un truc que quelqu’un pourrait aimer n’a pas été mis à la poubelle, mais dans une donnerie ou une boîte à livres. Ensuite, il y a la joie d’emporter l’objet pour le découvrir, surtout s’il est très farfelu ou témoin de modes de pensée qui n’ont plus cours ; lire pour rire, ça arrive aussi. Et puis, il y a la joie de savoir que l’objet une fois utilisé peut ensuite être remis dans le circuit via cette donnerie, ou une autre.

Si l’on se concentre sur le concept-même de matériaux de rebut, les tiers-lieux jouent un rôle crucial dans la prise de conscience que le déchet des uns est la matière première précieuse des autres. Il faudrait davantage de « matériauthèques », à l’image de celle de Tournai,  où l’on pourrait déposer ce dont on ne se sert plus, et rencontrer des personnes qui retravaillent les déchets, leur trouvent une utilité pratique, ou s’en servent pour faire des bricolages, des tests de techniques artistiques, voire des projets artistiques à part entière. « Sur mon compte Instagram, je reçois plein de vidéos de décoration et de recyclage d’objets. J’aime regarder les mains qui travaillent. Comme c’est accéléré, tu as l’impression que de A à Z ça prend quelques secondes, c’est hyper-satisfaisant. J’ai envie de tenter l’expérience en vrai mais chez moi c’est trop petit, alors je rêve d’un atelier où des gens de toutes sortes pourraient aller, j’irais voir comment ils font, j’aurais toute la place pour bricoler, recevoir des conseils pour ne pas me rater. » (Yousra)

On pourrait extrapoler que les infrastructures sociales et les tiers-lieux ouvrent le champ des possibles de relations entre personnes et objets, entre personnes et savoirs ou savoir-faire, entre personnes et lieux, entre objets et lieux, entre lieux et lieux, entre objets et objets.

Et l’urbanisme dans tout ça ?

Jean Baudrillard écrivait en 1976 dans « L’échange et la symbolique de la mort » :

« L’architecture et l’urbanisme, même transfigurés par l’imagination, ne peuvent rien changer car ils sont eux-mêmes des média de masse et, jusque dans leurs conceptions les plus audacieuses, ils reproduisent le rapport social de masse, c’est à dire qu’ils laissent collectivement les gens sans réponses. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de l’animation, de la participation, du recyclage urbain, du design au sens le plus large. »

(j’ajoute : c’est déjà pas mal:-)

En savoir plus

À voir et revoir : Vidéo de David Enwicht au TEDxIndianapolis : « Home is a feeling, not a peculiar place ». « A sense of place. Add some magic to a public space near you »

NB : Les sous-titres français sont activables et assez bien rédigés.

On n’est jamais si bien servi que par soi-même… Eric Klinenberg par Eric Klinenberg https://www.ericklinenberg.com/books

Jeux d’enfants filmés partout dans le Monde – Francis Alÿs, plasticien belge

Dans l’exposition de Francis Alÿs au Wiels, « The Nature of the Game », des jeux d’enfants filmés au plus près font la démonstration éclatante que les infrastructures sociales sont avant tout une fabrication et une re-création avec trois bouts de ficelles. Chaque vidéo expose le déroulé, le feu de l’action et du jeu, dans la réalité saisie sur le vif. De la même manière que ces jeux sont réinventés par les enfants, intensément, les citoyen.nes ont droit à réinventer leur réalité dans la générosité.

Canopea travaille aussi sur le thème des aménités, notion très proche des infrastructures sociales.

Aidez-nous à protéger l’environnement,
faites un don !