Fini les coupures !

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Après « Pourquoi marcher ? », une nIEWs qui illustrait la balise numéro 1 d’IEW pour contrer l’artificialisation du territoire, voici la balise numéro 2 : après l’accessibilité piétonne et en transports en commun, voici l’accessibilité aux personnes à mobilité réduites et aux cyclistes. Il me semblait logique de regrouper ces deux approches parce qu’elles requièrent une série d’exigences techniques qui peuvent se compléter et se renforcer. Un quartier, une ville, des bâtiments publics, des maisons ou des magasins, seraient beaucoup plus intelligemment réaménagés pour TOUS les usagers, si on cherchait d’abord à répondre au confort cumulé des cyclistes,  des personnes en chaise roulante, et des malvoyants.

Mon hypothèse, principalement nourrie côté PMR grâce au travail remarquable de l’asbl Access-i, mais moins fournie en termes d’accessibilité cycliste (je roule très mal à vélo), demandait à être confrontée à l’expérience d’un usager aguerri. J’ai donc rencontré Luc Goffinet du GRACQ – Groupe de Recherche et d’Action des Cyclistes Quotidiens, pour l’interviewer et lui demander quelques références utiles. Vous trouverez ces références en hyperliens et, en fin d’article, dans le « En savoir plus ».

Les 8 balises du « Stop Béton ! »

Pour contrer l’éparpillement de l’urbanisation, nous avons détaillé des mesures positives dans  notre avis de Fédération sur le projet de SDT. Huit balises nous ont servi de référence pour les construire :

  1. l’accessibilité piétonne et en transports en commun
  2. l’accessibilité aux cyclistes et aux PMR
  3. l’échelle humaine
  4. le paysage bâti et non bâti
  5. le remploi des matériaux et la restauration des bâtiments
  6. les aménités existantes
  7. les activités économiques existantes
  8. la végétation et les espaces verts en place – les continuités entre espaces naturels

Pour établir les huit balises permettant d’encadrer un projet d’aménagement, j’ai choisi avec la balise numéro 2 de concilier les exigences liées à la mobilité réduite, à la malvoyance et aux cyclistes. Qu’en penses-tu ? Est-ce que cela a un sens pour toi ?

Luc Goffinet : Oui, je suis d’accord avec toi. On a effectivement intérêt à tenir compte de l’ensemble de ces paramètres, parce que ce qui va pour l’un ne va pas nécessairement pour l’autre, mais que si on inclut l’un ET l’autre, on arrive à un aménagement vraiment pratique pour tous. Dans les chantiers de reconditionnement des espaces publics et des voiries, il faut se préoccuper à la fois de l’accessibilité cycliste et de l’accessibilité aux PMR et aux non-voyants.

Dans la plupart des cas, un aménagement accessible aux PMR est généralement accessible aux vélos. Mais l’inverse ne va pas nécessairement de soi : une pente de 5 à 10% qui est franchissable à vélo sera trop raide pour une chaise roulante. De la dolomie ou du gravier fin, simplement tassés, constituent un revêtement qui reste carrossable à vélo, mais sont très difficiles à manœuvrer en chaise roulante. Cela va poser des problèmes de traction et gêner la manipulation des roues avec les mains : tu n’arrives pas à avancer, tu reçois toutes les petites crasses sur les mains, tu peux même te blesser. Un revêtement adapté aux chaises roulantes doit être à la fois lisse et antidérapant. Un carrelage qui devient glissant une fois mouillé peut s’avérer infranchissable en chaise roulante, surtout s’il est en pente.

Pour les ascenseurs, je constate que le dimensionnement est souvent adapté pour les voiturettes, avec l’espace pour quelqu’un debout derrière, l’éventuel pousseur. Ce qui n’est pas une longueur suffisante pour un vélo d’adulte. Par exemple, les nouveaux ascenseurs de la gare d’Ottignies, qui relient les quais à la passerelle en surplomb, sont trop peu profonds pour les vélos. C’est dommage, ils viennent d’être installés. Avec quelques dizaines de centimètres en plus, ils auraient pu accueillir à la fois les vélos et les chaises roulantes.

Les bordures, la différence de hauteur entre un trottoir et la voie carrossable par les voitures, c’est un ennemi commun pour les PMR et les vélos. Même deux centimètres de différence, c’est trop. Là où le cycliste peut toujours descendre de son vélo et franchir l’obstacle à pied, la personne en voiturette sera littéralement bloquée sur place. Ce que l’on voit le plus, ce sont des bordures avec  une jonction en pente à 45 degrés, conformes pour permettre à une voiture de se hisser sur le trottoir et accéder à un garage. Cette pente n’est absolument pas praticable pour les personnes en voiturette et provoque un choc désagréable à vélo. L’aménagement de bordure idéal, c’est une pente douce, ou – encore mieux – pas de différence de hauteur pour marquer la différenciation des espaces de circulation. Bref, le mieux, c’est la « jonction zéro ». Le franchissement d’une bordure trop haute, avec un chanfrein trop réduit ou sans chanfrein, est un choc que le véhicule et le conducteur doivent absorber. Le vélo encaisse le choc, une personne en chaise roulante aussi, ça se passe dans le corps et dans la suspension, si le vélo ou la chaise roulante n’a aucune suspension, le choc est d’autant plus lourd à absorber. Par contre, pour les non-voyants, la mise à niveau entre chaussée et trottoir peut être source de danger, puisque la limite entre les deux zones est moins facilement détectable.

Autre obstacle commun, le caniveau. Pour que la jonction soit bien faite, le filet d’eau doit être interrompu à hauteur d’un passage de bordure et il faut placer des avaloirs en amont ou en aval pour permettre à l’eau de s’écouler. Faute de quoi, même avec une pente douce, on coince dans le caniveau ! Bordure + caniveau, ce genre d’aménagement est malheureusement la norme au Pont de Louvain, ici à Namur : on ne peut donc pas aisément franchir les bordures sur cette infrastructure, alors que la vitesse générale de la circulation auto demande des réactions rapides et aussi de pouvoir se mettre à l’écart du flux quasi autoroutier. Sur les nouveaux aménagements des quais de Meuse en rive gauche à Liège, nous avons suivi de près le chantier et émis de nombreuses remarques, ce qui fait qu’il y ne reste plus que quelques endroits problématiques. A ces endroits, on voit les PMR rouler sur la piste cyclable et les vélos aller dans les sentiers piétons, pour contourner les obstacles.

Le Pont de Louvain à Namur (Photo Google), un lieu difficile à manœuvrer pour les cyclistes, les piétons et les PMR.

Si je dois penser à des exemples de bonnes pratiques, en Irlande du Sud, par exemple, je n’ai pas vu une seule bordure, c’est très facile de circuler, et agréable aussi, ce ne sont que des pentes douces entre trottoir et voirie voitures.

L’Irlande à vélo, comme si vous y étiez

Le GRACQ est-il sollicité suffisamment en amont des projets aménagements d’espaces publics ?

Nous avons été à plusieurs reprises mis à contribution avec des représentants de personnes à mobilité réduite pour donner notre avis lors de l’aménagement de passerelles, de rampes, mais nos propositions ne semblent pas toujours raisonnables parce qu’une pente douce, une largeur suffisante, un revêtement antidérapant, tout cela représente davantage de travail, de coûts. Même si, à la fin, une fois ces efforts consentis, ce sont tous les usagers qui profitent de ces caractéristiques et qui trouvent le projet très accueillant, très agréable. Pour des raisons de budget, il y a souvent des propositions qui restent lettre morte.

Nous prêtons beaucoup d’attention aux passages, accès et issues non dépendants de la mécanique et nous encourageons leur installation, parce que les moyens de franchissement mécaniques sont plus vulnérables et souvent maltraités. Or une fois en panne, les ascenseurs et les escalators sont comme des portes fermées pour certains usagers, qui n’ont plus aucun accès si ce moyen est défaillant. Pour éviter cela, nous insistons sur le fait qu’il faut prévoir des cheminements confortables, non mécanisés, pour maintenir la capacité d’accès, même en cas d’incivisme ou de panne.

Budget mis à part, existe-t-il des difficultés techniques à réconcilier l’accessibilité aux malvoyants, aux PMR et aux cyclistes ?

Il y a tout de même une difficulté pour ce qui concerne les goulottes qui aident les cyclistes à franchir les volées d’escaliers [explication du principe de la goulotte : on introduit la roue de son vélo dans une glissière qui est comme un rail fixé aux marches, et on monte ou on descend à pied par l’escalier en maintenant son vélo, qui glisse sur son petit site propre]. Si la goulotte est positionnée contre le mur de l’escalier, elle sera nécessairement surmontée de la rampe ou d’une main courante. Donc, impossible dans les faits d’y glisser un vélo. Si, comme les cyclistes le demandent, la goulotte  est positionnée à 30 cm environ de ce mur, elle gène les non-voyants qui doivent pouvoir se localiser et se déplacer en interprétant les obstacles au sol.

L’idéal serait de concevoir à l’avance des rampes en pente douce, antidérapantes, qui seraient utiles à tous, en complément à des escaliers ordinaires, mais cela prend beaucoup de place, donc encore une fois on en revient au coût et au court terme, contre un investissement plus lourd mais autrement plus satisfaisant et donc, rentable sur le long terme.

Si l’on se positionne à une échelle macro, celle de toute la région, quelles sont vos attentes ?

A l’échelle du territoire, nous demandons un maillage de liaisons cyclables sécurisées et clairement balisées. Il y a encore de grands progrès à faire en termes de sécurisation des cyclistes et de signalisation. Lorsque la largeur de voirie le permet, il faut aménager des pistes cyclables dignes de ce nom. Quand des itinéraires « modes doux » existent, comme les sentiers entre villages, il faut veiller à les préserver d’une transformation en route.

Stop Béton dans toutes les langues !

Voilà une bonne mesure pour le Stop Béton ! Et à l’échelle des quartiers ?

De manière générale, un apaisement de la circulation et un renforcement de la mixité des usages de la voirie font partie de nos propositions. Cela vaut à l’échelle d’un quartier ou d’un village. Nous demandons l’abaissement de la vitesse autorisée à 30 km/h  pour permettre un meilleur partage des voies de liaison. Dans ces zones apaisées, les cyclistes ne doivent pas hésiter à prendre l’espace qui  leur revient, tout en restant très prudents par rapport aux autres usagers qui se considèrent comme plus rapides ou « ayant droit » sur la route, même dans les zones 30. Les cyclistes remarquent que les usagers motorisés ont davantage de crainte à rouler près des autos venant en sens inverse, ou près d’autos en stationnement, mais n’hésitent pas à frôler les cyclistes qu’ils dépassent. C’est très insécurisant et source d’accidents.

Des installations telles que les espaces de rencontre doivent, selon nous, assumer beaucoup plus fermement la prédominance des modes actifs et des usagers faibles. Le transport motorisé devrait y être fait à très basse vitesse, sans possibilité d’occuper la voirie par du parcage longue-durée. La Place de l’Ange à Namur a beau être baptisée « espace de rencontre », cela reste désagréable de tenter à pied des traversées de ce qui reste malgré tout une chaussée pour voitures ; à vélo, c’est pareil, on continue à circuler selon l’axe de la rue, il n’y a pas la liberté et la détente que devrait permettre ce genre d’espace parce que la pression automobile est trop forte, le volume de véhicules également.

Aménagement de la Place de l’Ange à Namur en Espace de rencontre, Photo Européade 2016.

Un point très important, c’est le liaisonnement. J’entends par là, la relation entre quartiers, les possibilités de passage et de franchissement. Il faut travailler à diminuer les coupures, je recommande à cet égard le travail remarquable de Frédéric Héran, de l’Université de Lille.

Entre quartiers, il y a souvent des obstacles, des changements de gabarit du réseau de voirie. Tout cela ne contribue pas à faciliter la circulation des cyclistes et des PMR. Cela a  pour conséquence de diminuer l’attractivité des quartiers. Si un quartier est mis en zone 30 Km/h, avec des aménagements pour plus de partage de la voirie, mais que les accès aux autres quartiers sont difficiles, parce qu’il faut franchir des voies ferrées, une ligne de tram, un fleuve, ou encore une chaussée à 50 ou 70 km/h, cela n’a pas de sens, à part créer un sentiment d’enfermement et véritablement handicaper les usagers « doux ».

On met souvent en avant le RAVEL, comme réponse aux besoins des cyclistes. Mais il ne faut pas confiner ce réseau à un seul type d’utilisateurs, et pour l’ouvrir à d’autres usagers actifs, il faut veiller à établir des liaisons entre le RAVEL et les quartiers qu’il traverse. Pour encourager un usage mixte d’infrastructures telles que le RAVEL, il faut multiplier les connexions avec le reste du réseau, tout en restant intransigeant par rapport à l’emprise de la voiture qui doit respecter les parcours des modes doux.

Merci Luc, de nous avoir donné ton témoignage pour éclairer plusieurs aspects pratiques de cette Balise numéro 2. Supprimer les obstacles et les coupures, c’est en effet un couplet récurrent dans notre argumentaire Stop Béton !

Avec une attention plus soutenue, en amont des projets, envers les contraintes liées à l’accessibilité des cyclistes, des PMR et des non-voyants, on peut réellement rendre la vie un peu plus facile à de très nombreux usagers. Par voie de conséquence, on peut aménager des bâtiments et des espaces publics réellement mixtes. A l’inverse, si l’on choisit de rester en-dessous de ces exigences, on se retrouve avec des réalisations qui sont peu utilisées, voire même délaissées par les usagers. Il vaut donc mieux chercher à faire un réaménagement coûteux mais adapté, parce qu’il ne peut en ressortir qu’une meilleure adoption du projet par la population. Plus on investit dans une ergonomie qui inclut toutes sortes d’usagers, plus on renforce le projet. Plus on le rend vivable, plus il devient durable.

En savoir plus

  • Frédéric HERAN, La ville morcelée, Effets de coupure en milieu urbain, Economica, Collection Méthodes et Approches, Paris, 2011.
    Dans sa présentation de cette version intégrale téléchargeable en PDF, Dominique Mignot résume le deuxième chapitre, intitulé « les populations vulnérables aux coupures » : (…) une acception large de la notion de coupure, permet à [Frédéric Héran] d’aborder la question à travers la vulnérabilité globale de ces populations pour se déplacer dans une ville majoritairement organisée autour des déplacements  motorisés : populations vulnérables au premier rang desquelles les enfants, pour qui le développement de l’usage de la voiture a sonné le glas de la rue comme espace de jeu, du fait des enjeux de sécurité ; les personnes à mobilité réduite, dont le nombre est souvent sous-estimé ;  les piétons, qu’il qualifie de premières victimes des effets de coupure ; ou encore les cyclistes, dont la part modale a augmenté dans les centres où des aménagements ont été faits, mais a diminué en périphérie où la circulation est plus difficile.
  • Trois références du GRACQ pour illustrer le dépassement (vidéo humoristique : https://www.gracq.org/depassement), le stationnement vélo dans les immeubles (https://www.gracq.org/actualites-du-velo/stationnement-velo-dans-les-immeubles-en-wallonie) et l’accessibilité des passerelles (https://www.gracq.org/actualites-du-velo/des-passerelles-tres-peu-accessibles-tous)
  • L’asbl Access-i s’est donné pour mission de promouvoir l’information sur l’accessibilité des biens et services aux personnes à besoins spécifiques. Sur son site, vous trouverez des informations fiables et objectives concernant le niveau d’accessibilité de bâtiments/sites et événements.
  • En illustration de cette nIEWs, la passerelle cyclo-piétonne que nous avons parcourue en 2018 lors du Décodage d’IEW à Anvers. Elle enjambe l’Italielei, une voirie multibandes qui n’est autre que la N1. Dans ce havre de calme, on passe du parc SpoorNoord au centre-ville sans perdre de temps aux feux rouges…