10 questions sur le sol  (I) – Interview d’Agathe Defourny

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Pour ce numéro d’Echelle Humaine sur les sols, nos 10 questions sur le ressenti ont été posées à Agathe Defourny et Jacob Hasbun, deux personnes au lieu d’une seule, pour mettre en évidence la particularité des rapports que chaque personne entretient avec le sol.

Ici c’est Agathe Defourny, Chargée de Mission Ressources chez Canopea, et Ingénieure Civile Hydrogéologue, qui utilise son expérience pour nous parler de cette matière riche et complexe.

Agathe Defourny

Vous pourrez lire par ailleurs les réponses de Jacob Hasbun aux mêmes dix questions.

1 – Quel est ton premier souvenir (ou un très ancien) lié au sol ?

La makocoye : une potion vraiment magique à base de terre, d’eau, d’herbe et de tout ce qu’on peut trouver sur le sol.

2 – Y a-t-il en Wallonie une situation critique pour les sols, que tu voudrais améliorer ?

Je crains la déconnection grandissante entre le sol et le cycle de l’eau. Avec les impacts conjoints de l’artificialisation des terres et du dérèglement climatique, les conditions favorables à la rencontre idéale entre le sol et l’eau sont de plus en plus rares. Avec des conséquences de plus en plus visibles et désastreuses.

Pour que le sol puisse véritablement jouer son rôle d’éponge et favoriser l’infiltration de l’eau de pluie vers les eaux souterraines, les conditions doivent être favorables. J’ai écrit récemment un article sur « L’amour conditionnel du sol et de l’eau ».  C’est vraiment « Je t’aime moi non plus ».

Krtek et son amie la grenouille, en pleine discussion sur les relations entre le sol et l’eau. Extrait du dessin animé tchèque des années 1970 « Krtek », « La Petite Taupe », de Zděnek Miler. Image publiée sur le blog kafkadesk.org

Quand il n’y a pas assez d’eau, le sol s’assèche. Puis, quand un épisode de pluie survient, le sol est trop sec pour que l’eau pénètre directement : c’est comme s’il lui faisait un peu la gueule d’être partie si longtemps. A l’inverse, quand il pleut trop, le sol est saturé et l’eau supplémentaire ne peut pas non plus s’infiltrer. Le sol est un peu saoûlé que l’eau soit tout le temps là et il voudrait qu’elle lui laisse un peu d’air.

Moins d’eau qui s’infiltre, c’est, d’une part, plus de ruissèlement en cas de grosses pluies et donc un plus grand risque d’inondation, et, d’autre part, des ressources en eau souterraine qui diminuent, qui ne se rechargent pas aussi bien qu’elles devraient pour compenser les pompages, alors que c’est de là que provient la majorité de notre eau de distribution.

3 – Quand tu circules sur le terrain, existe-t-il des signes grâce auxquels tu reconnais « Ah, là c’est un bon sol à coup sûr ! », lesquels en particulier ?

Pour moi, ce n’est pas si évident de reconnaitre un bon sol. Je trouve que les signes extérieurs sont souvent trompeurs. Si tu vois un sol de prairie calcaire par exemple, on ne peut pas dire que c’est un « bon sol », au sens fertilité qui est un peu la définition historique d’un bon sol. Par contre, ce sol, plutôt pauvre, est le support d’une biodiversité incroyable en surface. Peut-on vraiment dire qu’il est mauvais ?

A l’inverse, tu peux aller en Hesbaye et voir un super champ de maïs ou de patates et te dire que c’est un « bon sol » parce qu’il a l’air très fertile. Pourtant, dans de nombreux cas, ce sol a perdu beaucoup de sa vie, de sa matière organique, il s’est fortement minéralisé, les plantes y poussent avec des apports importants d’engrais et d’eau. Peut-on dès lors dire que c’est un bon sol ?

Je pense qu’il faut surtout qu’on actualise ce qu’on entend par un « bon sol ». Un bon sol, pour quoi ?

4 – Ton rapport au sol / aux sols a-t-il changé au cours de ta vie professionnelle ?

Oui, fortement. J’ai fait des études d’ingénieur géologue et au premier cours, on nous a dit « Le sol, ça représente deux mètres d’épaisseur à la surface. Nous, on s’intéresse aux deux mille mètres qu’il y a en-dessous ». Une carte géologique, c’est d’ailleurs la représentation des roches qu’on trouve quand on a retiré les deux mètres de sol de la surface. Donc le sol est vraiment quelque chose qu’on a toujours ignoré dans mes études. Quand on parlait de sol, c’était à propos de terres polluées.

Et puis, je me suis spécialisée dans l’hydrogéologie, l’étude des eaux souterraines, et là, ce n’est plus possible d’ignorer le sol et le rôle qu’il joue dans l’infiltration de l’eau. Si on peut modéliser, étudier les mouvements des eaux souterraines, leurs potentialités, leur qualité, c’est parce qu’elles ont traversé un sol un jour pour arriver dans le milieu souterrain.

5 – As-tu remarqué une évolution dans la perception des sols autour de toi ces dernières années ?

Oui, assez fort. Alors qu’on parlait déjà de dérèglement climatique, de chute de la biodiversité quand j’étais plus jeune, je n’ai aucun souvenir qu’on m’ait un jour parlé de la vie du sol. Maintenant j’en entends très souvent parler. Mais est-ce parce que la perception globale évolue ? Ou est-ce parce que je me suis, au cours de ma vie, rapprochée de milieux et de gens davantage sensibles à ces questions ? C’est impossible à dire.

6 – Décris un lieu qui t’a particulièrement marquée en Wallonie et pourquoi il t’a marquée.

Près de chez moi, il y a une réserve naturelle qui s’appelle la Sablière de Larbois. C’est un endroit incroyable. La manière dont une poche de sable peut se créer est très intéressante d’un point de vue géologique. Cet endroit a été exploité comme carrière de sable pendant plusieurs années. Maintenant que l’activité est à l’arrêt, la nature est revenue et c’est un endroit super riche du point de vue des insectes et des papillons. C’est vraiment magnifique, on se balade dans ces dunes blanches, on se croirait sur une plage en Australie plutôt qu’à l’entrée de l’Ardenne.

7 – La nature qui est déjà là, ancienne, sauvage, ordinaire, comment contribue-t-elle à rendre ta vie plus agréable ?

Elle me procure beaucoup de joie. J’éprouve beaucoup de plaisir à voir des oiseaux, à voir un chevreuil de la fenêtre du train le matin, à croiser un renard quand je rentre tard d’un souper. J’y suis très sensible, cela me met systématiquement de bonne humeur.

8 – Fais-nous voyager vers un endroit dans le monde où tu estimes que les sols sont utilisés à leur plein potentiel.

C’est une question difficile. Je ne connais pas tout le monde dans le monde. Blague à part, je pense que je ne connais pas assez la matière pour avoir assez d’exemples de ce type.

9 – As-tu une lecture à nous recommander ?

J’ai récemment lu la BD « Sous-Terre », de Mathieu Burniat, rédigée sous le conseil scientifique de Marc-André Selosse, aka « Monsieur Sols ». La BD est magnifique, le scénario est super. On voyage dans le sol à toutes les échelles, c’est un voyage incroyable et c’est très fun !  

10 – Est-ce qu’il y a une œuvre d’art à laquelle tu as pensé pendant cette interview ? Si oui, pourrait-elle aider à penser les sols autrement ?

Oui ! C’est une œuvre d’art naturelle. J’’ai pensé à un nid de bourdons. On parle souvent des nids d’abeilles, ou des nids de guêpes. Mais la majorité des bourdons font leurs nids dans le sol, pour être au frais et à l’abri. C’est magnifique, cela ressemble à un bol de miel pops. J’en ai découvert un récemment dans mon jardin.

Un nid de bourdons en gros plan publié par https://www.buzzaboutbees.net/bumblebee-nests.html, une mine d’infos visuelles sur les abeilles, bourdons, syrphes, et compagnie.

Pour en savoir plus sur le nid du bourdon : « Sauvetage d’un nid de bourdons » par Etienne LGF, une vidéo expliquant comment et pourquoi il faut éviter de déplacer un nid de bourdons, avec à la minute 6 :23 un gros plan sur le nid en pleine activité

Crédit photo d’illustration : Adobe Stock