Comme un besoin irrépressible de se tirer une balle dans le pied droit après celle tirée dans le pied gauche … Après avoir désinvesti des segments d’entrée de gamme (petites citadines et citadines polyvalentes), les constructeurs européens se sont rendu compte de l’erreur stratégique que cela constituait et tentent maintenant de redresser la barre … Ce qui ne les empêche nullement de commettre à nouveau une erreur stratégique en demandant à la Commission européenne de revoir le calendrier d’électrification.
Première balle : l’abandon des segments A et B
En juin 2021, dans la brochure e-LISA Car (voiture légère et sûre électrifiée), nous écrivions :
La stratégie dingue des constructeurs européens
Alors que les constructeurs asiatiques développent les segments mini et submini et proposent des petites voitures électriques parfaitement adaptées aux besoins, les constructeurs européens décident d’abandonner ces segments prometteurs.
Nous citions également deux grands patrons du secteur :
- « Ce segment des petites voitures sera abandonné par de nombreux constructeurs, car avec les développements technologiques actuels, il sera trop difficile de le rendre rentable ». (Luca de Meo, CEO de Renault, 26 mars 2021)
- « La logique reste la même : le segment haut de gamme promet la meilleure marge bénéficiaire ». (Ola Källenius, CEO de Daimler, 11 avril 2021)
Nous avions hélas vu juste en qualifiant de « dingue » cette stratégie d’abandon des segments A (mini citadines : Fiat 500, Kia Picanto, …) et B (citadines polyvalentes : Renault Clio, Toyota Yaris …). L’évolution des ventes (figure 1) pourrait laisser penser que tout cela était raisonnable et que la demande s’oriente également vers les segments supérieurs. Mais les ventes reflètent l’évolution de l’offre : les automobilistes achètent « gros, suréquipé, puissant et cher » parce que les constructeurs leur disent de le faire à grand renfort de publicité et ne leur donnent que peu d’occasions d’acheter plus modeste …

La demande se redirige néanmoins vers les plus petites voitures dès lors que celles-ci existent. Ce qu’on bien compris les producteurs asiatiques, notamment les Chinois qui proposent de petits véhicules électriques à des prix attractifs. Le risque est réel de voir les automobilistes du vieux continent devenir adeptes des marques asiatiques en découvrant progressivement leurs gammes en y entrant par les modèles… d’entrée de gamme justement (segments A et B). Les Européens s’empressent donc, ces dernières années, de redévelopper une offre dans les segments A et B, et notamment une offre de voitures électrifiées (Fiat 500e, Peugeot e-208, Lancia Ypsilon …). La course est lancée sur fond de guerre commerciale Asie-Europe, les constructeurs asiatiques étant partis avec deux bonnes longueurs d’avance sur les européens, lesquels risquent fort de se retrouver dans la position peu enviable du lièvre de la fable – d’autant qu’ils ne concourent pas exactement contre une tortue…
Deuxième balle : le recul sur l’électrique
Le règlement (UE) 2023/851 du Parlement européen et du Conseil du 19 avril 2023 fixe un objectif de 100% de réduction des émissions de CO2 des voitures neuves en 2035. Ce qui, concrètement, signifie que l’on ne pourra plus vendre, en Europe, que des voitures « zéro émission » à partir du premier janvier 2035. La technologie qui domine largement est celle des voitures électriques à batteries (ou BEV pour battery electric vehicle) ; les voitures à pile à combustible (filière hydrogène : FCEV pour fuel cell electric vehicle) semblent aujourd’hui ne pas pouvoir constituer une alternative financièrement crédible.
Ce règlement ne sort pas de nulle part, mais s’inscrit dans une dynamique remontant à 20071. On ne peut donc pas dire que les constructeurs ont été « pris en traitre ». D’autant qu’ils ont été plus que largement consultés et entendus tout au long du processus législatif. Les constructeurs ont donc adopté des stratégies d’électrification progressive qui leur permettent d’être « dans les clous » pour l’échéance 2035 (à l’exception de Mercedes) comme vient de le démontrer T&E dans un rapport publié ce 08 septembre 2025.
Mais l’occasion fait le larron. Les élections européennes de 2024 ont fait émerger une nouvelle majorité plus réceptive encore au plaidoyer des constructeurs, nouvelle majorité poussée dans le dos par des partis populistes fort enclins à défendre la filière automobile thermique (essence et diesel). On entend donc dès lors de plus en plus les acteurs de ladite filière pousser de la voix pour demander un report, un assouplissement, un phasage, un réexamen voire une suppression de l’objectif 2035. Leur ligne de communication est désespérément prévisible et tient en quelques mots : « ces objectifs sont financièrement et techniquement impossibles à tenir, leur maintien se traduira par de graves pertes d’emplois ». Pourquoi, semblent se dire les constructeurs, changer de chansonnette dès lors que celle-ci a prouvé son effet anesthésiant sur l’intelligence des décideurs européens. Ceux-ci ont en effet déjà accepté de « bidouiller » l’objectif intermédiaire 2025 en le recalculant sur la période 2025 à 2027.
Ce qui ne change pas non plus dans leur plaidoyer est l’appel au soutien – qu’il soit financier ou règlementaire – pour réparer leurs erreurs stratégiques. Hier, alors qu’ils avançaient à reculons sur l’électrification, ils demandaient (et obtenaient !) des « super credits » pour les voitures électriques qu’ils rechignaient à produire2. Aujourd’hui, ils en réclament pour les petites voitures qu’ils ont, hier, décidé d’arrêter de produire …
Alors certes, les constructeurs européens disposent d’une expertise unique et d’un avantage compétitif certain dans les motorisations thermiques et hybrides (sans oublier, en la matière, les Japonais) tandis que c’est dans la filière électrique que les Chinois disposent de ces avantages. Mais tenter de prolonger de quelques années le thermique et l’hybride au risque de voir les constructeurs chinois renforcer encore leur avance dans l’électrique, cela constitue-t-il vraiment une stratégie crédible à moyen terme ? Au risque de paraître prétentieux, nous avons la faiblesse de considérer que les constructeurs européens reproduisent l’erreur que nous dénoncions en 2021 à propos des petites voitures : ralentir aujourd’hui l’électrification c’est une faute stratégique aussi grave que désinvestir, hier, des segments A et B.
La troisième balle …
Au-delà de ces considérations techniques, ce que ni la Commission européenne ni les constructeurs ne veulent admettre, c’est que le modèle de mobilité actuel, centré sur la voiture, n’est pas durable et doit être revu en profondeur. Modestes et électrifiées (e-LISA), moins nombreuses et partagées, utilisées « en dernier recours » lorsque les modes actifs et les transports en commun ne peuvent satisfaire le besoin de mobilité : telles devraient être les voitures de demain et leur place dans un système de transport qui soit, pour paraphraser l’OCDE, durable à long terme sur le plan environnemental et, par voie de conséquence, sur les plans social et économique3.
Refuser d’admettre cette évidence, c’est, pourrait-on dire, tirer une troisième balle. Non pas dans le pied des constructeurs, mais dans le cœur de la nature, dont l’humanité n’est qu’une composante …
Crédit image illustration : Adobe Stock
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- Pour une mise en perspective, voir https://www.canopea.be/voiture-et-co2-une-defaite-europeenne/ ↩︎
- Mécanisme de surpondération des voitures à émissions faibles ou nulles dans le calcul de la moyenne des émissions de CO2 des voitures neuves vendues par un constructeur. ↩︎
- En 2000, dans le cadre de son Project on environmentally sustainable transport (EST), l’OCDE considérait que les systèmes de mobilité des pays membres de l’OCDE n’étaient « pas durables à long terme sur le plan environnemental – ni, par voie de conséquence, sur les plans social et économique. » ↩︎
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