Carte blanche publiée dans Le Soir du 3 avril 2025
Cette carte blanche a été rédigée par : Résap, Agroecology in Action, Quinoa asbl, FIAN, Terre-en-vue, FUGEA, Autre Terre, Rencontre des Continents, Réseau des Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAP), Mouvement d’Action Paysanne (MAP-EPI), Brigades d’Actions Paysannes, Les Amis de la Terre – Belgique asbl, Entraide et Fraternité, Canopea asbl, As Bean, Humundi, Oxfam-Magasins du monde, Le Début des Haricots asbl, Actrices et Acteurs des Temps Présents, Collectif 5C, la Coopérative Paysans-Artisans, Nos Oignons asbl, CNCD-11.11.11.
Depuis la crise de 2008, on assiste au niveau mondial à une « ruée vers les terres », valeurs refuges face à la versatilité des actifs financiers. En l’absence de régulations suffisantes, investisseurs, entreprises et fonds souverains prennent le contrôle de vastes étendues, au détriment des paysan·nes et de la souveraineté alimentaire. En Belgique, pourtant, un contrat juridique imposé par la loi protège les agriculteurs et agricultrices : le bail à ferme.
Le bail à ferme constitue un mécanisme essentiel pour l’agriculture. ll permet de cultiver des terres sans nécessairement en être propriétaire. En Wallonie, une ferme est composée en moyenne de 40 % de terres en propriété et de 60 % en location. Les agriculteurs et agricultrices dépendent donc surtout de la location. Pourtant, de nombreux propriétaires jugent le cadre du bail à ferme trop contraignant. Ils le voient comme une entrave à leur pouvoir sur leur propriété et à la maximisation de leurs profits.
Entrent alors en scène les sociétés de gestion comme Cense et Abbaye ou Agriland. A Floriffoux, près de Namur, le château de la famille de Dorlodot abrite la plus imposante d’entre elles : la SOGESA. Fondée en 1983, son objectif est d’aider les propriétaires fonciers à « obtenir un revenu optimal de leurs terres » (1). En se posant en intermédiaires entre les propriétaires et les agriculteurs et agricultrices locataires, par un habile montage juridique, les sociétés de gestion permettent de contourner un bail à ferme, au profit de contrats de culture plus flexibles et plus juteux. Il est légitime de questionner le caractère frauduleux de la démarche, puisque la loi sur le bail à ferme est impérative, c’est-à-dire qu’on ne peut pas y déroger.
Des pratiques aux relents féodaux
Pour les agriculteurs et agricultrices soumis·es à ces contrats précaires, les prix de location à l’hectare sont nettement plus élevés et la sécurité de pouvoir rester à long terme sur la parcelle disparaît. En promettant aux propriétaires de contourner le bail à ferme, les sociétés de gestion comme la SOGESA contribuent à précariser le monde agricole. Ces pratiques aux relents féodaux mettent en péril notre agriculture familiale et, en conséquence, notre autonomie et notre souveraineté alimentaire.
La SOGESA ne s’est pas contentée de contourner le bail à ferme. Comme toutes les sociétés de gestion qui se présentent comme gestionnaires de la terre, la SOGESA effectue également les demandes d’aides de la Politique Agricole Commune, ces subsides européens censés assurer un niveau de vie décent aux agriculteurs et agricultrices.
Si une fraction de ces aides semble dans certains cas parvenir aux locataires qui travaillent réellement la terre, elles jouent également un rôle dans le business model des sociétés de gestion qui se rémunèrent en partie grâce à elles. Dès lors, certaines sociétés comme la SOGESA sont passées maîtresses dans l’art de ne pas perdre une miette de ces précieux subsides de la manne européenne. Ainsi, Etienne de Dorlodot, gérant de la SOGESA a par exemple eu l’idée de créer jusqu’à 83 sociétés, toutes domiciliées à la même adresse du château familial. Cette subdivision lui a permis de déclarer auprès de l’administration la gestion de superficies inférieures à 30 hectares pour bénéficier d’aides majorées normalement destinées aux petites exploitations. En novembre 2024, Etienne de Dorlodot a été condamné en première instance à cinq mois d’emprisonnement avec sursis pour fraude et escroquerie, notamment pour ces subdivisions qui, selon le tribunal, « relèvent bien d’une véritable entreprise de simulation coupable menée dans le but d’obtenir des aides européennes indues ». (2)
Contournement des règles
Pour contrer ce type de détournements, en 2023, l’Europe a défini l’« agriculteur actif » pour en faire seul bénéficiaire possible des aides. La Wallonie a précisé cette notion pour notamment exclure « les sociétés exerçant les activités d’intermédiation en achat, vente et location de bien ainsi que les sociétés de conseil pour les affaires et autres conseils de gestion ». Malgré cette précision, il reste difficile pour l’administration d’empêcher les sociétés de gestion de récolter les aides de la PAC car ces sociétés peuvent toujours se présenter comme des personnes morales présentant tous les attributs de « l’agriculteur actif » : l’activité agricole et la qualification. Encore une manière de contourner les règles.
Le prix du foncier a énormément augmenté ces dernières années, +44 % en 7 ans ! Il est aujourd’hui complètement déconnecté de sa valeur de productivité agricole. Les agricultrices et agriculteurs se voient dans l’obligation de louer les terres
Défendre l’accès à la terre
Si l’on veut sauvegarder l’agriculture familiale en Belgique, l’urgence est grande. Dans moins de 10 ans, plus de la moitié de la population agricole aura l’âge de la retraite. Il faudrait installer près d’un millier de jeunes chaque année pour compenser les départs à la retraite attendus dans la décennie. La difficulté d’accès à la terre est un frein majeur à l’atteinte de cet objectif. Le prix du foncier a énormément augmenté ces dernières années, +44 % en 7 ans ! Il est aujourd’hui complètement déconnecté de sa valeur de productivité agricole. Les agricultrices et agriculteurs se voient dans l’obligation de louer les terres. Le bail à ferme devient alors le dernier rempart qui protège l’agriculture familiale. D’où l’importance de dénoncer les pratiques des sociétés de gestion, a fortiori quand elles sont à la limite ou hors de la légalité.
Pour défendre l’accès à la terre comme il le fait depuis sa création, le Réseau de Soutien à l’Agriculture Paysanne se rendra à Floriffoux le samedi 12 avril, en lien avec la journée internationale des luttes paysannes (17 avril). Les syndicats paysans et leurs alliés dénonceront les agissements de la SOGESA, tout en rappelant qu’il ne s’agit pas de l’unique société de gestion en Wallonie qui concourt à précariser l’agriculture familiale.
(1) Dans « Etienne de Dorlodot, l’homme aux 83 sociétés agricoles », Tchak, 14 février 2020.
(2) Jugement du Tribunal de première instance de Namur, 7 novembre 2024 cité dans la revue Tchak.
Image illustration article : Unsplash
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