Les SUV à l’assaut du climat

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L’Agence européenne de l’environnement (EEA) vient de publier les données relatives aux émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe en 2018. Et profitait de l’occasion pour tirer le signal d’alarme : les émissions augmentent pour la deuxième année consécutive.

En 2017, les voitures neuves vendues en Europe émettaient, en moyenne, 118,4 gCO2/km, soit une hausse de 0,4 g/km par rapport à 2016. Soit, aussi, une rupture des tendances historiques : depuis le début du siècle, les émissions ont régulièrement baissé d’année en année. Hélas, cette mauvaise tendance se confirme et se renforce : les émissions ont augmenté de 2,0 g/km entre 2017 et 2018, pour s’établir à 120,4 gCO2/km. Les émissions des véhicules utilitaires légers (camionnettes) ont, elles aussi, augmenté de 2 g/km, atteignant 158,1 gCO2/km en 2018.

Pour justifier ce piètre résultat, les constructeurs blâment le désamour pour le diesel. Suite au scandale dieselgate, les ventes de ce type de motorisation ont en effet fortement chuté. Les véhicules diesel émettant un peu moins de CO2 que les voitures à moteur à essence, le rééquilibrage du marché au bénéfice de ces dernières serait, selon les constructeurs, responsable de leurs contreperformances. Explication simple (pour ne pas dire simpliste) dont ne se satisferont pas celles et ceux qui préfèrent la vérité des chiffres aux slogans d’un secteur dont la probité intellectuelle reste à démontrer.

La réalité, comme souvent, est complexe. Voyons cela sur base des chiffres publiés par l’EEA.

  • La différence entre la moyenne des émissions des voitures essence et des voitures diesel est aujourd’hui de 1,9 gCO2/km (123,4 contre 121,5 g/km).
  • Ainsi, le passage hypothétique d’un marché 100% essence en 2017 à un marché 100% diesel en 2018 aurait provoqué une augmentation des émissions moyennes de 1,9 g/km.
  • Or, l’augmentation a été de 2,0 g/km… Et la part de marché du diesel n’a chuté que de 9% entre 2017 et 2018 : elle représentait, l’année dernière, 36% contre 60% pour l’essence, le solde se répartissant entre les autres motorisations (gaz, hybride, électrique, hydrogène).
  • « L’effet diesel » correspond donc à 9% (chute de la part de marché diesel) de 1,9 gCO2/km (différence entre les émissions moyennes des voitures essence et diesel), soit 0,17 g/km ; cela représente 8,6% de 2,0 g/km, ou 8,6% de l’augmentation, entre 2017 et 2018, de la moyenne des émissions des véhicules neufs vendus en Europe.
  • Pour résumer, la perte de popularité du diesel ne peut être tenue pour « responsable » que de moins de 10% de l’augmentation des émissions observée entre 2017 et 2018, ce qui infirme l’argumentaire des constructeurs.
  • La « SUVisation » du marché, que ceux-ci évitent de mentionner dans ce contexte, constitue une explication bien plus plausible à leur contre-performance.
  • Si le marché européen comptait 7% de SUV en 2008, aujourd’hui, une voiture neuve sur trois est de type SUV. Comparativement aux voitures plus conventionnelles, les SUV sont plus lourdes, équipées de moteurs plus puissants, sont plus lourdes et ont une plus grande surface frontale – trois facteurs qui augmentent la consommation énergétique.
  • A titre d’exemple, l’EEA souligne que les SUV à motorisation essence émettent en moyenne 133 gCO2/km, soit environ 13 g/km de plus que les autres voitures à essence.
  • C’est dans cette dérive du marché, impulsée par les constructeurs qui ont développé l’offre SUV pour des raisons strictement financières, que réside la cause principale de l’accroissement des émissions de CO2 des voitures neuves, et non dans le désamour pour le diesel.
  • La meilleure preuve s’en trouve dans le marché des utilitaires légers. Si l’on ne peut parler de SUV pour ces véhicules, on y observe aussi une tendance lourde (c’est le cas de le dire) au développement de véhicules plus grands, plus lourds, équipés de moteurs de plus grosse cylindrée et plus puissants. Donc plus consommateurs. Et les émissions des utilitaires légers ont augmenté de 1,2% entre 2017 et 2018 alors que la part de marché du diesel reste largement prédominante (94,7%) dans ce segment.

Pour bien comprendre le cadre dans lequel s’inscrit l’augmentation des émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe, il convient de prendre en compte deux aspects supplémentaires.

  • Tous les chiffres utilisés ci-dessus sont relatifs aux émissions théoriques, mesurées en laboratoire par des sous-traitants rémunérés par les constructeurs. La différence entre les émissions officielles ainsi établies et les émissions mesurées sur route en conditions réelles ne cesse de croître : de 9% en 2001, elle est passée à 42% en 2017[1]. Ceci s’explique par l’utilisation croissante des failles de la législation qui, dès lors que l’on considère que tout ce qui n’est pas expressément défendu est autorisé, permettent de « tricher en toute légalité ». L’augmentation des émissions en 2017 et 2018 est plus importante que ce qui est décrit ci-dessus. Certes, le changement de cycle de test (passage du NEDC au WLTP), en cours, va permettre d’améliorer la fiabilité des chiffres. Mais l’inventivité des constructeurs n’a pas de bornes. Nous y reviendrons dans un prochain billet.
  • La législation européenne qui fixe aux constructeurs des objectifs de réductions des émissions de CO2 des voitures neuves fonctionne « par paliers » : l’objectif de 2015 (130 g/km) est d’application jusqu’en 2019 inclus. L’objectif de 2020 (95 g/km) ne s’applique qu’à 95% des ventes en 2020 et pleinement à partie de 2021 jusqu’en 2024 inclus. Les constructeurs ne déploieront donc les technologies qui leur permettront de rencontrer l’objectif de 95 g/km qu’à partir de 2019. Pour preuve : seuls 25 modèles tout électriques ou hybrides étaient présents sur les catalogues des constructeurs européens en 2018. Ce nombre augmentera à 42 cette année, 71 en 2020 et 93 en 2021.[2]

La stratégie des constructeurs est sans doute excellente du point de vue de leurs actionnaires, mais elle est désastreuse pour le climat planétaire.

Par ailleurs, la dérive vers les véhicules toujours plus lourds, plus puissants, moins aérodynamiques – toutes motorisations confondues – nuit à l’efficacité énergétique du secteur, mais également au bilan de la sécurité routière. Il ne faudrait pas que, demain, sous prétexte que l’électrification apporte un élément de réponse aux défis du climat et de la qualité de l’air, on en vienne à ne plus rencontrer plus sur les routes que des véhicules de type SUV, pesant 2 tonnes ou plus et équipés d’un moteur de 300 chevaux ou plus.

C’est pourtant vers cet horizon peu enchanteur que nous emmènent les principaux constructeurs d’automobiles, incapables de s’extraire du modèle économique qui prévaut depuis des décennies. Modèle dont il conviendrait de sortir d’urgence (c’est-à-dire avant-hier sans faute, littéralement) par respect pour les générations montantes et à venir. Rappelons à ce sujet que, le 06 mai 2019, l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) organisait une conférence de presse à Paris, à l’issue de sa septième session plénière. Son président déclarait : « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier »[3].

Le communiqué de presse de l’IPBES précisait que :

  • « Les tendances négatives de la nature continueront jusqu’en 2050 et au-delà, dans tous les scénarios politiques explorés dans le rapport, sauf dans ceux qui proposent un changement transformateur. »
  • « Par « changement transformateur », on entend un changement fondamental à l’échelle d’un système, qui prend en considération les facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris en termes de paradigmes, objectifs et valeurs. »
  • « Les États membres de la plénière de l’IPBES ont reconnu que, par sa nature même, un changement transformateur peut susciter une opposition de la part de ceux qui ont des intérêts attachés au statu quo, mais également que cette opposition peut être surmontée pour le bien de tous. »

Il est bienvenu de finir, comme l’IPBES, sur une petite note d’espoir. Les constructeurs d’automobile, par leurs actions, ont hélas le chic (à l’instar de beaucoup de grands acteurs économiques) pour doucher, refroidir, congeler toute velléité d’espoir. Ils refusent obstinément de s’inscrire dans une stratégie compatible avec les objectifs environnementaux. Et trouvent de nombreux relais politiques pour donner suite à leurs revendications. Répétons-le donc : la stratégie des constructeurs est sans doute excellente du point de vue de leurs actionnaires, mais elle est désastreuse pour le climat planétaire – et pour la biodiversité.


[1] ICCT. 2017. Lab to road summary statistics

[2] Transport and Environment. 2019. Rising CO2 emissions a problem of carmakers’ own making as they push SUVs but hold back electric cars

[3] IPBES. 07 mai 2019. Communiqué de presse : Le dangereux déclin de la nature : un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère