Résister au langage de l’ennemi

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Dans le contexte anxiogène ambiant, comment résister face à la « guerre culturelle » menée par les opposants à la cause environnementale ? Comment garder intactes nos convictions et nos valeurs, et porter nos messages de solidarité et de respect du vivant ?

Il y a quelques semaines, j’ai fait un cauchemar. J’ai rêvé que je me retrouvais face à un serpent menaçant. C’était un serpent maléfique, cruel, assoiffé de sang (rien à voir avec nos pauvres et inoffensives couleuvres menacées par la destruction de leurs habitats…). Pour éviter de me faire dévorer, je me mis moi aussi à siffler comme un serpent, imitant son langage pour tenter de le calmer. En retour, le serpent s’approcha de moi et se mit à siffler à mon oreille. Je m’aperçus alors que non seulement je comprenais son langage, mais qu’en plus je percevais ses émotions dans mon propre corps. Plus le serpent maléfique sifflait, plus je ressentais sa haine, son agressivité, son envie de tuer, pas seulement pour répondre à un besoin alimentaire, mais par pure cruauté. Je devais lutter de toutes mes forces pour éviter d’être contaminée par ses pulsions meurtrières. Plus j’essayais de me calmer et d’envoyer au serpent des signaux d’apaisement dans sa propre langue, plus sa haine s’intensifiait et plus il sifflait dans mon oreille, tentant de s’insinuer dans mon esprit.

Ce cauchemar m’a rappelé à quel point il est dangereux de parler le langage de l’ennemi. À l’heure où les discours antisociaux et anti-environnementaux de droite et d’extrême droite prennent de plus en plus de place dans les médias, il est important de résister à la normalisation d’un langage qui légitime les inégalités et la discrimination du vivant.

Compétitivité

Je vous invite à ouvrir un journal et compter le nombre de fois où le mot « compétitivité » apparaît. Il est étonnant que l’usage de ce terme se soit normalisé à ce point, alors que cela renvoie à un concept assez violent. En effet, derrière la compétitivité, il y a la notion de compétition, qui s’oppose donc à la collaboration et à la solidarité. Il y a cette idée que la vie serait une arène dans laquelle il faudrait sans cesse se battre pour avoir plus que ses concurrents (voisins ou non). En matière d’économie, il est assez choquant que ce terme soit principalement employé par des pays riches (notamment en Europe et aux Etats-Unis). Or, par définition, dans un monde fini, l’accaparement des ressources par certains empêche les autres de répondre à leurs besoins essentiels. Comment peut-on vouloir encore plus de compétitivité pour nos pays occidentaux ultra-privilégiés alors que d’autres sont touchés par des famines sévères ?

Généralement employé dans un contexte international, ce cadre de pensée a également des impacts au niveau local. En effet, dans une compétition, il y a toujours des gagnants et des perdants. Cette notion légitime donc aussi la coexistence de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté au sein d’un même pays, entravant toute volonté de réduire les inégalités. On en arrive alors à des situations aberrantes où certains se déplacent en jets privés pendant que d’autres dorment dans la rue…

Croissance

Il y a quelques années, le développement durable était mis à toutes les sauces. Ce concept était déjà problématique par l’absence de remise en question de la croissance économique, mais il avait tout de même le mérite de mettre aussi en évidence les enjeux environnementaux et sociaux. Alors qu’à présent, on n’entend même plus parler de développement durable mais seulement de croissance du PIB, qui est mise en avant comme une priorité absolue, au mépris des autres enjeux. Ce mythe de la croissance infinie est activement entretenu par de nombreux acteurs économiques et politiques.

Pourtant, chez les organismes vivants, une croissance infinie, ce n’est ni plus ni moins qu’un cancer. Mêmes les arbres, ces végétaux dont la croissance peut être théoriquement infinie, sont confrontés à des limites : disponibilité limitée en eau, en lumière, en sels minéraux, voire tout simplement la gravité. C’est pourquoi on n’a jamais vu un arbre atteindre la hauteur de la Tour Burj Khalifa (828 mètres) ; le plus grand arbre du monde est un séquoia qui culmine à 116 mètres.

Ce n’est certainement pas un hasard si les excès de la croissance économique sont responsables de nombreux cancers pour les humains, que ce soit via l’exposition aux pesticides, aux perturbateurs endocriniens, à la pollution de l’air, à la pollution lumineuse,…

La croissance a souvent été promue comme un moyen de lutter contre la pauvreté. Or, force est de constater que la croissance fulgurante de nos économies occidentales depuis les Trente Glorieuses n’a pas permis d’éradiquer la pauvreté, la croissance générée bénéficiant avant tout aux plus riches. Les Etats-Unis, pays riche par excellence où la sécurité sociale est quasiment inexistante, sont marqués par un taux de pauvreté important. Il n’existe aucune relation claire et univoque entre le PIB et le taux de pauvreté, car les inégalités résultent avant tout de choix politiques, notamment en matière de fiscalité, de services publics et de sécurité sociale.

Plutôt que la croissance infinie, on devrait viser une répartition plus équilibrée des richesses. En Belgique par exemple, les 1 % les plus riches paient en moyenne seulement 23 % d’impôts sur leurs revenus, contre 43 % en moyenne pour l’ensemble de la population belge. En effet, alors que la fiscalité se concentre principalement sur les revenus du travail, les ultra-riches sont souvent rentiers ou tirent en tout cas une part importante de leurs revenus d’autres sources que leur salaire (revenus locatifs, plus-value sur actions, etc.), qui sont beaucoup moins taxées. Taxer davantage les revenus du capital pourrait être une piste pour supprimer ces niches fiscales et ainsi permettre une répartition plus équitable de l’impôt…

Productivité

La productivité et ses synonymes (efficacité, performance) semblent devenus le Saint-Graal pour nos décideurs et décideuses… oubliant qu’« il n’y a certainement rien d’aussi inutile que de faire très efficacement ce qui ne devrait pas être fait du tout » (Peter Drucker). Les entreprises pétrolières, les sociétés immobilières qui bétonnent nos espaces verts et nos terres agricoles sont très efficaces… surtout pour dérégler le climat et détruire notre cadre de vie. Mais rien n’égale la performance des fabricants de pesticides, tellement efficaces pour répandre la mort !

De plus, le culte de la performance constante conduit au burn-out et à un manque de résilience et d’adaptabilité en cas de crise. Comme nous l’explique Olivier Hamant, pour être résilient il faut plutôt viser la robustesse, qui implique des redondances, des hétérogénéités, et même une certaine incohérence, par exemple en assumant les désaccords féconds. Il donne l’exemple du corps humain, ultra-performant à 40 °C pour combattre les infections, mais qui s’épuiserait si une telle fièvre devait durer plus que quelques jours.

Des « écosystèmes » à tort et à travers

On entend souvent parler d’ « écosystème industriel », « écosystème numérique », etc. Or, un écosystème est un ensemble d’organismes vivants (animaux, végétaux, micro-organismes) en interaction les uns avec les autres, ainsi qu’avec leur environnement. Une construction humaine, sans interaction avec les autres espèces vivantes ne peut donc pas être qualifiée d’écosystème. Les seuls vrais écosystèmes façonnés par l’homme sont les espaces verts, les écosystèmes agricoles et forestiers, dont l’état de conservation et le niveau de complexité dépendent des méthodes de gestion appliquées. Ainsi, une ferme en permaculture ou une forêt mélangée seront beaucoup plus riches en biodiversité qu’une monoculture de maïs ou une plantation équienne d’épicéas ; elles seront donc aussi plus robustes et résilientes face aux aléas climatiques et aux maladies, grâce à leur hétérogénéité et aux multiples interactions entre les espèces qui les constituent.

Fracture numérique

Le terme de « fracture numérique » cible les personnes qui ne possèdent pas d’outils numériques (smartphone, ordinateur, etc.) ou qui ne sont pas capables d’utiliser ces outils. Il détourne l’attention des enjeux systémiques liés à la numérisation de notre société en stigmatisant des personnes qu’il faudrait « guérir » de cette fracture. Comme on met un plâtre sur une jambe cassée, il suffirait donc de donner des formations aux personnes en situation de fracture numérique pour résoudre le problème. La question de la liberté de choix n’est pas posée, alors que des personnes capables d’utiliser ces outils devraient avoir le droit de les refuser, pour des raisons éthiques ou environnementales par exemple. Cela fait aussi peser la culpabilité sur les personnes qui ne seraient soi-disant pas suffisamment intelligentes ou débrouillardes pour maîtriser ces outils, au lieu de reconnaître la responsabilité de nos décideurs et des entreprises de la tech dans les discriminations causées par le développement du « tout numérique ».

Décrédibilisation des mouvements environnementalistes

Nos opposants utilisent de plus en plus des effets de langage pour décrédibiliser les personnes défendant l’environnement. Les citoyens et citoyennes qui répondent aux enquêtes publiques pour contrer des projets immobiliers sont qualifiés de « nimbystes » qui ne défendraient que leurs intérêts personnels ; les activistes de Code Rouge et autres mouvements de désobéissance civile sont qualifiés de « dangereux terroristes »…

Tout cela n’est évidemment qu’une stratégie visant à affaiblir – et diviser – les défenseurs et défenseuses de l’environnement, nos opposants étant visiblement à court d’arguments rationnels pour s’opposer à nos revendications… Ne rentrons surtout pas dans leur jeu, restons solidaires et évitons de prêter l’oreille à ces propos insultants.

Conclusion

Au vu des menaces qui pèsent sur le mouvement environnementaliste, on pourrait être tenté de convaincre nos ennemis en adoptant leur langage, mais cela ne ferait que déforcer nos messages. En effet, le linguiste George Lakoff nous apprend que le choix des mots n’est pas anodin, il a une portée politique. Les mots activent inconsciemment des cadres de pensée (« frames ») qui influencent nos raisonnements mais aussi et surtout nos émotions. Utiliser le langage de nos opposants, même pour contester leurs propos ou les détourner, ne ferait donc que promouvoir leur vision du monde au détriment de la nôtre.

Ne parlons donc surtout pas de croissance verte, ne justifions pas le développement des énergies renouvelables par un gain de compétitivité. Ne parlons pas de croissance, mais plutôt d’équilibre. Ne parlons pas de compétitivité, mais plutôt de collaboration et de solidarité.  Ne parlons pas de fracture numérique, mais plutôt d’inclusion et de sobriété numérique. Utilisons à bon escient le mot « écosystème », pour parler des relations entre différentes espèces et de leur importance pour notre survie et notre bien-être. Ne parlons pas de performance, mais de robustesse.

Refusons le langage de nos ennemis et adoptons un langage qui reflète nos valeurs : respect du vivant, responsabilité, solidarité, sobriété et engagement.

Source image illustration : Adobe Stock

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