Les infrastructures sociales

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Vous connaissez les infrastructures de mobilité. La lecture du projet de SDT vous a peut-être fait découvrir la notion d’infrastructures vertes. Mais avez-vous déjà entendu parler d’infrastructures sociales ? Les infrastructures sociales sont-elles uniquement des installations ? Quels rôles peuvent-elles jouer dans la résilience de nos territoires ? Ce numéro d’Echelle Humaine se propose de répondre à ces questions.

C’est lors d’une conférence donnée par Benoit Moritz que j’ai découvert le concept d’infrastructure sociale. Il avait conseillé à son audience de lire l’essai du sociologue américain Eric Klinenberg, Palaces for people, how to build a more equal & united society (Penguin, 2018, non traduit) qui en définit les contours. A cette première lecture s’est ajoutée les recherches publiées par la British Academy et les travaux des chercheurs et chercheuses du Metrolab qui y ont consacré deux publications : « La fabrique de l’infrastructure sociale, défis contemporains dans la ville post-Covid » et « La fabrique de l’infrastructure sociale, regard historique et réflexif sur les modèles et outils de l’urbanisme de proximité à Bruxelles ». Et enfin l’essai, L’espace des infrastructures sociales, publié par l’Académie Royale de Belgique. Inspirées par toutes ces lectures, nous avons eu envie d’y consacrer ce numéro d’Echelle Humaine.

Qu’est-ce qu’une infrastructure sociale ?

« Les infrastructures sociales sont définies comme des lieux qui façonnent notre capacité à interagir avec les autres, qui favorisent les relations de face à face, qui soutient les liens sociaux et qui sont, à ce titre, des lieux essentiels à la vie publique et civique (Klinenberg, 2018). Cette notion fait référence à un ensemble de lieux, ouverts ou fermés, qui fonctionnent selon un principe d’accessibilité ou d’ouverture généralisée à quiconque ; un ensemble de lieux où les individus peuvent s’engager dans des interactions régulières et récurrentes. »1

Concrètement, ce sont les bibliothèques, les équipements sportifs, les centres communautaires, les espaces culturels (centres culturels, théâtre, salles de concert, etc.), les marchés, les plaines de jeux, les lieux de créativités (académies, tiers-lieu artistique et entrepreneurial, les espaces de bien-être (piscine, bains publics, salons de coiffure, etc), les lieux spirituels (paroisses, mosquées, synagogues, etc.). Ces lieux n’ont pas tous explicitement orientés vers des enjeux de sociabilité urbains mais en leur sein, usager.ères et habitant.es s’y croiseront, plus ou moins régulièrement. Ces lieux diffèrent dans leur fonction première mais ont pour caractère commun de réunir les sociabilités urbaines en un espace et un lieu, de rassembler les gens autour d’une activité (ressource, valeur, pratique commune…), d’offrir une expérience qui peut prendre différente forme temporelle (récurrence des visites, occupation prolongée, possibilité de développer des habitudes…). Ces espaces accueillent les interactions sociales et civiques dans l’environnement familier des habitant.es, se montrent hospitalières à une pluralité de public, sans discrimination ou ségrégation.

Les infrastructures sociales jouent un rôle important dans le développement et le maintien de nos civilités urbaines – pour découvrir davantage à ce sujet, retrouvez notre interview de Mathieu Berger et Louise Carlier.

Evolution d’un concept : de l’urbanisme de proximité aux infrastructures sociales

Les travaux publiés par la British Académie mettent en évidence que le terme « d’infrastructures sociales » est plus largement utilisé dans les pays anglo-saxons qu’en Allemagne, France et Belgique2. Dans nos contrées, la littérature ferait davantage référence à l’espace public comme élément des politiques de cohésion sociale. Si l’espace public d’un territoire joue de facto un rôle dans la cohésion sociale d’une population, l’originalité du concept d’infrastructure sociale est d’inclure d’autres lieux et espaces comme facteur de développement et de maintien de la cohésion sociale.

Sa dénomination est peut-être « nouvelle » mais l’esprit de ce réseau d’espaces de sociabilité était au cœur des modèles d’urbanisme de proximité. « Les infrastructures sociales, bien qu’elles n’étaient pas nommées comme telles, avaient une place majeure dans certains modèles développés dès le début du XXème siècle, qui proposaient également des modes d’agencement spécifiques des espaces inclus dans la notion d’infrastructure sociale (équipements collectifs, espaces publics, espaces verts…) ».

Des cités-jardins aux unités de voisinage en passant par la ville comme fédération de quartiers, les agencements d’espaces et les équipements urbains étaient conçus comme des lieux propices à la vie sociale et civique des habitant.es. Centres communautaires, maisons du peuple et autres lieux de sociabilité sont au cœur des attentions de l’urbanisme. A partir des années 60, l’espace public des villes est redécouvert et remis en avant par les sociologues et urbanistes. Les espaces extérieurs publics sont alors perçus comme les espaces dans lesquels se développent la vie sociale et civique. Les villes sont alors vues comme des réseaux d’espaces dont l’accessibilité est fortement réfléchie. L’attention se translate alors sur les réseaux de transport reliant les espaces publics et quartiers entre eux – au point que les infrastructures de mobilité qui organisent la mobilité, l’intermodalité, abritent des lieux de sociabilité et deviennent, in fine, des infrastructures sociales. Le souci de cette superposition est que le fonctionnalisme lié à la mobilité a tendance à prendre le pas sur l’habitabilité, la qualité et l’accueil initial des infrastructures sociales, au détriment de la capacité de ces lieux a joué leur rôle de ciment de nos sociabilités.

Des lieux de résilience sociétale ?

Dans son essai, Eric Klinenberg « soulève l’enjeu d’un réseau dense d’infrastructures sociales dans les quartiers les plus marginalisés afin de faire face aux processus d’exclusion et de marginalisation, et afin de soutenir des processus de résilience des communautés face aux chocs qui peuvent survenir. »3

Les chercheurs du Métrolab en arrive à la même conclusion : les infrastructures sociales sont également nécessaires pour apaiser les divisions entre communauté et réduire la distance entre les personnes. « Si notre objectif est de reconstruire et revitaliser une société démocratique, nous avons beaucoup plus de chance de le faire dans une bibliothèque, un parc ou une autre infrastructure physique où nous pouvons être face à face, où nous pouvons rencontrer la réalité de chacun et appréhender nos différences. Alors que les infrastructures physiques montrent, dans toutes les régions du monde, un certain degré de détérioration et que la nécessité d’investir dans leur reconstruction va devenir évidente, il serait essentiel d’intégrer une composante sociale. Les planificateurs, les spécialistes des sciences sociales, les urbanistes doivent se réunir avec les personnes qui agissent dans la société civile pour concevoir ensemble ces infrastructures sociales et réfléchir à leur importance pour les sociétés humaines. »4

Et ce, en particulier dans les quartiers moins favorisés : « l’importance de l’infrastructure sociale se révèle lorsque les conséquences de sa défaillance, son insuffisance, sa vétusté, ou son absence se font ressentir. C’est alors que « la ville se défait ». Deux risques importants apparaissent : tout d’abord, le repli sur une socialité communautaire préexistante : la famille, les amis d’enfance, les voisins directs, la paroisse (ou tout équivalent) – ce que Charles Horton Cooley nomme le « groupe primaire ». Ensuite, la fragilisation des classes populaires et l’isolement pathogène d’individus déclassés, désaffiliés, marginalisés, vieillissants, etc. »5

Il est donc essentiel d’intégrer les infrastructures sociales dans la planification urbaine, de tenir compte tant des enjeux territoriaux que sociaux en adoptant « une approche globale et holistique plutôt que fonctionnaliste des équipements » et « de considérer le réseau que ces lieux de sociabilité forment dans la ville, les continuités entre les différents types d’espaces auquel le concept se réfère. »6 Cette approche doit se faire « à partir des besoins et problématiques spécifiques qui se posent au sein d’un territoire, et en considérant les différents publics qui y coexistent – qui n’ont ni les mêmes besoins, ni les mêmes degrés de mobilité, ni les mêmes perceptions en termes d’accessibilité. »7

Vers une politique urbanistique et sensible des infrastructures sociales

Au sein du projet de Schéma de Développement Territorial soumis à l’enquête publique en juin dernier sont formulés, à plusieurs reprises,  les objectifs de « déployer de nouveaux services » en vue de « tonifier l’attractivité des cœurs de centralités » et de créer « les conditions pour renforcer la mixite sociale et la diversité, pour réduire l’isolement et la précarité, pour permettre l’émancipation de tous les habitants, en particulier les plus fragiles, et pour garantir la cohésion entre personnes, communautés et générations. »8 Le concept d’infrastructures sociales nous parait particulièrement pertinent pour opérationnaliser cette vision :

« Disposer d’une stratégie de planification des équipements s’avère d’autant plus importante que c’est une fonction faible. Le constat peu en effet être fait qu’on ne peut pas compter sur le marché privé pour prévoir ces équipements dans le développement de la ville. La planification de ces équipements se fait en trois temps : d’abord, identifier les besoins, spatialiser et enfin, c’est aussi gérer les projets et insérer les projets dans des développements urbains ou des initiatives urbaines en cours de développement. »9

Bien sûr, les infrastructures sociales ne sont pas un remède miracle pour protéger les communautés vulnérables et rassembler des sociétés polarisées. Mais sans elles, la résilience de nos sociétés serait beaucoup plus fragile. Elles méritent donc toute notre attention.

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  1. La fabrique de l’infrastructure sociale, Metrolab Logbook, vol.1, Berger M, Grulois G, Moritz B, Van Hollebeke S (dir.), en ligne, https://www.metrolab.brussels/publications/la-fabrique-de-linfrastructure-sociale, p.9
  2. Social infrastructure: international comparative review, [en ligne], 2023, https://www.thebritishacademy.ac.uk/publications/social-infrastructure-international-comparative-review/
  3. La fabrique de l’infrastructure sociale, Metrolab Logbook, vol.1, Berger M, Grulois G, Moritz B, Van Hollebeke S (dir.), en ligne, https://www.metrolab.brussels/publications/la-fabrique-de-linfrastructure-sociale, p.14
  4. La fabrique de l’infrastructure sociale, Metrolab Logbook, vol.1, Berger M, Grulois G, Moritz B, Van Hollebeke S (dir.), en ligne, https://www.metrolab.brussels/publications/la-fabrique-de-linfrastructure-sociale, p. 26
  5. Mathieu Berger, Louise Carlier, Sarah Van Hollebeke, « Infrastructure sociale : quel avenir pour nos sociabilités urbaines ? », Société en changement, novembre 2022, p.2
  6. Louise Carlier, Geoffrey Grulois, Benoit Moritz, L’espace des infrastructures sociales, Académie Royale de Belgique, 2022, p.12
  7. La fabrique de l’infrastructure sociale, Metrolab Logbook, vol.1, Berger M, Grulois G, Moritz B, Van Hollebeke S (dir.), en ligne, https://www.metrolab.brussels/publications/la-fabrique-de-linfrastructure-sociale, p.95
  8. Projet de SDT, p. 25
  9. La fabrique de l’infrastructure sociale, Metrolab Logbook, vol.2, Carlier L, Grulois G, Moritz B, Varloteaux P (dir.), en ligne, https://www.metrolab.brussels/publications/la-fabrique-de-linfrastructure-sociale-vol2-regard-historique-et-reflexif-sur-les-modeles-et-les-outils-de-lurbanisme-de-proximite-a-bruxelles,pp 106-107