Les néonicotinoïdes : « innovation biotechnologique » et « tueurs d’abeille », deux facettes d’une même réalité ?

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La Belgique vient de ré-autoriser l’utilisation de l’Imidaclopride, un insecticide de la famille des néonicotinoïdes. Sa toxicité pour l’entomofaune, et pour certains vertébrés, a pourtant été démontrée par de multiples études scientifiques. Ce pesticide a été interdit par l’Union européenne pour sa dangerosité en 2018.

Malgré cela, cela fait 3 années consécutives que notre pays obtient une dérogation de 120 jours pour perpétuer son utilisation dans ces cultures de betteraves, notamment. Pour la troisième fois, Nature & Progrès Belgique et le Pesticide Action Network (PAN) Europe, ont introduit un recours devant le Conseil d’Etat pour que ces dérogations, qu’ils jugent abusives et dangereuses, cessent d’être mises en application. Ce dernier a pris la décision de porter ce questionnement sur la légalité de ces pratiques à la Cours de Justice européenne.

Dans ce cadre, Inter-Environnement Wallonie revient sur le cas des néonicotinoïdes, appelés par certains « Les tueurs d’abeilles » et considérés par d’autres comme « une avancée technologique majeure ». L’épopée scientifique, politique et sociétale qui aboutera à leur interdiction en Europe aura charrié avec elle 30 années de controverses et une multitude d’études scientifiques relatant leur toxicité.

Les années 90 : Apparition de la molécule parfaite

Au début des années 1990, le monde agricole se voit proposer des insecticides d’un genre nouveau : les « néo-nicotinoïdes ». Considérés comme une innovation centrale par de nombreuses filières de production, ces molécules sont rapidement adoptées à travers le monde. Dès le début des années 2000, elles dominent les marchés phytopharmaceutiques(Covance Inc. 2020).

A l’origine, le terme « néonicotinoïde » a été choisi pour désigner l’imidaclopride et le panel d’insecticides associé. Il s’agit d’un groupe de pesticides présentant une structure moléculaire similaire dont les caractéristiques étaient, et sont encore, très séduisantes pour la production agricole.

Ces molécules sontdites neurotoxiques. Elles bloquent le transfert des impulsions nerveuses en agissant sur un récepteur spécifique du système nerveux des insectes. Leur attrait réside principalement dans leur manière systémique d’agir. Une fois absorbés, ils se transmettent à l’ensemble des tissus végétaux par le flux d’eau interne.

Les produits qui en découlent n’ont plus besoin d’être pulvérisés sur champs comme la plupart des produits “classiques”. Ils sont utilisés en enrobage des graines pour un usage préventif. Lors de la croissance, l’ensemble des tissus de la plante va s’imprégner de ces substances pour offrir une protection directe contre les insectes suceurs de sève, notamment, et, indirecte contre certains pathogènes transmis par ces insectes. 1

La combinaison de ces caractéristiques a pour effet d’accroître nettement leur efficacité et permet de réduire l’exposition des agriculteurs aux pesticides. Cette efficacité est mise en exergue par l’effet microdose de ces molécules. Celui-ci définit le potentiel destructeur d’une molécule sur certains organismes à des doses infimes. En d’autres termes, il faut en mettre peu, voire très peu, pour tuer tout le vivant indésirable pour les cultures. 1

A ce jour, l’effet microdose est toujours présenté, par les firmes phytopharmaceutiques, comme une plus-value environnementale1 car il permettrait de diminuer les doses de pesticides qui se répandent, depuis des décennies, dans ce bien commun qu’est l’environnement.

L’efficacité des néonicotinoïdes est donc axée sur ces trois paramètres : l’effet microdose, la persistance et la diffusion systémique dans toute la plante. Et, c’est précisément cette efficacité qui semble résider au cœur du débat.Pour certains, elle appuie l’utilité avérée de ces molécules mais elle trace aussi les contours d’un désastre écologique.

Durant 30 ans, l’utilisation de ces types de produits systémiques aura façonnée, ce que le journaliste français Stéphane Foucart appelle, « un paysage pesticides »2. Il ne s’agit plus de les répandre par vapeur, ou d’asperger par gouttelettes, pour qu’ils atteignent les plantes. Les plantes, en grandissant, distribuent elles-mêmes le produit en interne.

Mais, si ces deux entités sont souvent opposées, la santé des écosystèmes et les insectides de synthèse ont ceci de commun : leur fonctionnement n’est pas régit par des catégorisations d’espèces, scindées en utilité économique et en indésirables. Car les néonicotinoïdes, aussi efficaces soient-ils, n’ont pas ciblé les insectes ravageurs. Ils ont touché tous les insectes. Et les pollinisateurs bien qu’utiles, tant pour le rendement agricole que pour les écosystèmes, semblent avoir été atteints de plein fouet. A ce jour, il est également prouvé qu’ils ont un impact extrêmement délétère sur les vertébrés3.

1994 : Les premières alertes

L’épopée qui mènera à l’interdiction officielle des néonicotinoïdes, au niveau européen, prend place sur plus de 20 ans.

En France, dès 1994, des apiculteurs signalent des troubles graves de leurs colonies d’abeilles. Après enquête, les apiculteurs avaient constaté qu’un nouvel insecticide, de la famille des néonicotinoïdes, l’imidaclopride, était utilisé pour le traitement préventif des cultures concernées.4 Quelques années plus tard, en 1999, des associations d’apiculteurs belges diffusent les mêmes signaux d’alerte.5

L’attention médiatique se porte alors sur les produits commercialisés, le Gaucho (Bayer) et le Régent, qui contiennent respectivement de l’imidaclopride et du fipronil.6

Dans les années 2000, plusieurs études scientifiques démontrent que l’imidaclopride, même à de faibles concentrations, peut provoquer des perturbations du comportement mises en lien avec le dépérissement observé des colonies d’abeilles (via leur consommation de nectar et de pollen).

Si ces études scientifiques datent de 2001, pourquoi l’interdiction européenne n’est-elle survenue qu’en 2018 ? Ces résultats seront, pourtant, corroborés par :

  • En 2003 : Le rapport du CST, un groupe d’experts chargé parle ministre français de l’agriculture de l’époque, Jean Glavany, d’analyser cette problématique.
  • En 2011 : les études réglementaires réalisées par l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, qui fournit des avis scientifiques indépendants sur les risques liés à l’alimentation. 7
  • En 2013 : L’analyse des risques rendue par l’Agence européenne qui mènera, soulignons-le, à une interdiction temporaire, durant 2 ans, de l’utilisation de 3 néonicotinoïdes sur certaines cultures et dans certaines conditions.
  • En 2018 : L’expertise complète de l’EFSA. 7

A partir de 2011, soit 16 ans après les premières alertes, ces études successives sont demandées par l’Union européenne en vue de statuer sur l’utilisation des néonicotinoïdes. Chaque groupe d’experts multidisciplinaires cité appuie le lien entre la mortalité des abeilles et ces produits. Pourtant, année après année, les instances européennes demandent des analyses complémentaires jusqu’à pousser à l’essoufflement la notion du consensus scientifique.

Ce besoin implicite de consensus pour la mise en action est, pourtant, contraire à l’un des piliers fondamentaux de l’EU : le principe de précaution. Si l’absence de risque ne peut être démontrée, l’EU se doit d’agir préventivement.

En pratique, le consensus scientifique et le principe de précaution se différencient fortement par le temps d’action politique. Et, dans ce cas de figure, le temps représente, d’une part, le déclin d’une partie du vivant, et d’autre part, un outil fondamental des processus de lobbying : « gagner du temps » pour perpétuer les avoirs financiers.

De nombreuses études scientifiques ont également été menées sur la multifactorialité du déclin des abeilles. Ces dernières mettent en évidence plusieurs causes dont, notamment, la prévalence d’un parasite (Varroa destructor) et la diminution des ressources alimentaires qualitatives et quantitatives des paysages agricoles pour les pollinisateurs.5 Une étude réalisée par Gembloux, en 2006, soulignent également la synergie de ces mises à mal. Les insectes, affaiblis par ces différents facteurs, seraient d’autant plus sensibles aux pesticides. 5

Ces conclusions auraient dû servir de base pour initier des actions transversales dont l’interdiction de molécules nocives ne serait qu’une composante logique. Mais la multifactorialité du déclin, argument initialement scientifique, est régulièrement transformée un levier politique : la dilution des responsabilités des fabricants de pesticides, notamment, parmi d’autres causes. Cette composante du débat devient alors un terreau pour l’inaction politique.

A contrario, le principe de précaution ne semble pas avoir été appliqué pour l’homologation de ces mêmes produits. Le rapport du CST, datant de 2003, démontre qu’un grand nombre d’études, réalisées par les firmes phytopharmaceutiques, n’incluaient pas certains éléments fondamentaux en toxicologie (nombre d’échantillons suffisant et représentatif des conditions naturelles, présence de lots-controlnon traités, inclusion de paramètres complexes en champs, etc.)6

En 2012, L’EFSA confirme que la toxicité des pesticides mis sur le marché n’a pas été correctement évaluée.7 «Ni la toxicité sur les larves, ni les effets au long terme sur les colonies, ni la toxicité chronique sur les adultes, ni la toxicité sublétale –par exemple, lorsque les abeilles sont désorientées et ne retournent pas à leur ruche – n’avaient été étudiés avant la mise sur le marché», raconte Gérard Arnold, directeur de recherche émérite au CNRS et expert à la EFSA. 6

Un grand nombre d’études furent ainsi rejetées en raison de leur qualité scientifique insuffisante. Elles avaient pourtant permis l’homologation et la commercialisation de ces produits dont les substances actives sont toujours vendues à l’échelle mondiale.6

2018 : Ainsi vient l’interdiction

Le Vendredi 27 avril 2018, les Etats membres décident – enfin – d’interdire trois produits de cette famille d’insecticides sur toutes les cultures de plein air : l’imidaclopride, le clothianidine et le thiamethoxam, fabriqués par les géants Bayer et Syngenta.

La saga des néonicotinoïdes est donc bien finie. Vraiment ?

Et bien non, en Belgique, elle ne fait que commencer.

Si de nombreux acteurs saluent cette décision, elle n’est pas appréciée par le monde agricole. La revue Le Sillon belge écrit : « Une décision catégorique que déplore la Belgique, qui demandait qu’une période de transitionsoit concédée aux cultures de betterave et chicorée. » Ces cultures sont effectivement fortement dépendantes de ces produits phytopharmaceutiques. Denis Ducarme, ministre de l’agriculture, déclare que «leur usage est essentiel en Belgique au vu de la présence de pucerons porteurs du virus de la jaunisse de la betterave (…) ».

Dès 2019, le MinistreDenis Ducarme fourni aux agriculteurs une dérogation pour l’usage de ces substances, désormais interdites à l’échelle européenne, pour les cultures de betteraves sucrières en raison de « l’absence de solution alternative sur le marché ». Ces dérogations ne peuvent durer que 120 jours mais ont été renouvelées en 2020 par son successeur, le Ministre David Clarinval. L’autorisation a déjà été renouvelée pour 2021.

En 2019, Denis Ducarme appuie cette décision, tout comme l’industrie sucrière belge, par un manque d’efficacité des alternatives car celles-ci ne présentent pas l’effet microdose et l’action systémique. Et cela alors même que ces caractéristiques résident au cœur de la catastrophe écologique.

Ces arguments ne sont pas pris au hasard. L’article 53 du règlement européen lié à ces dérogations stipule que celles-ci ne peuvent être accordées qu’en absence d’alternatives efficaces, dans le cadre d’une réponse urgente face à un pathogène.

Pourtant, l’absence d’alternatives est particulièrement contestée, notamment par les associations qui ont déposé plainte au Conseil d’Etat. L’argument de l’urgence est aussi sujet à débat dans le cas d’enrobage de graines. Puisqu’il s’agit par définition d’un traitement préventif.  

Conclusion

Depuis le début de cette controverse, qui aura débutée il y a 30 ans, chacun brandit une facette différente du même argument : l’efficacité du produit. Alors si toutes ces entités parlent de la même chose, sans pour autant s’intéresser à la même réalité, comment trancher équitablement ? Tous les regards se tournent maintenant vers la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) qui devra trancher, dans 15 mois, sur la légalité de ces dérogations. Quel qu’en soit le verdict, espérons que celui-ci ne nous rapprochera pas, encore un peu plus, de ses villages chinois où les agriculteurs  sont désormais obligés de se substituer aux pollinisateurs en fécondant, manuellement, chaque culture, année après année, fleur après fleur.

Références

  1. Article publié par Covance Inc., le 2 juin 2020. « Tout ce que vous devez savoir au sujet des néonicotinoïdes et de l’UE. » Disponible sur https://fr.covance.com/sdblog/2019/10/what-you-need-to-know-about-neonicotinoids-and-the-eu/
  2. Capsule vidéo, publiée le 19 novembre 2019. « Disparition des abeilles : les pesticides néonicotinoïdes en 10 questions à Stéphane Foucart » Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=G3tW2dLFNcg
  3. Voir, notamment, l’article d’Inter-Environnement Wallonie, publié le 28 mars 2013, sur la moralité des oiseaux causée par les néonicotinoides. « Néonicotinoïdes, serial killers ! » Disponible sur : https://www.canopea.be/neonicotinoides-serial-killers
  4. Article de Stéphan Foucart, publié dans le journal Le Monde le 28 avril 2018. « Néonicotinoïdes : L’interdiction intervient alors que les dégâts sont immenses et en partie irréversibles». Disponible sur http://www.esperanza21.org/sites/default/files/pollution_N%C3%A9onicotino%C3%AFdes%28%20LeMonde%20avril2018%29.pdf
  5. Haubruge and al. 2006. « Le dépérissement de l’abeille domestique, Apis mellifera L., 1758 (Hymenoptera : Apidae) : faits et causes probables. » Disponible sur :https://www.semanticscholar.org/paper/Le-d%C3%A9p%C3%A9rissement-de-l%27abeille-domestique%2C-Apis-L.%2C-Haubruge-Nguyen/abf4adf8eea4d2a22e5af5769b91e01cdd6dd77c
  6. Article de Nature et Progrès Belgique, publié le 26 novembre 2019. « Notre histoire avec les néonicotinoides ». Disponible sur https://www.natpro.be/notre-histoire-avec-les-neonicotinoides/
  7. Site de l’EFSA, « Néonicotinoïdes : confirmation du risque pour les abeilles ». Article publié le 28 février 2018. Disponible sur https://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/180228
  8. Article de Nature et Progrès Belgique, publié le 25 février 2021. « Dérogations belges pour usage de néonicotinoïdes sur betteraves portées devant la Cour de Justice de l’UE ». Disponible sur : https://www.natpro.be/derogations-belges-pour-usage-de-neonicotinoides-sur-betteraves-devant-cour-de-justice-union-europeenne/

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