Souffler sur les braises du ressentiment
« Ce sermon m’obsédait. J’y pensais tout le temps ! Le thème principal devait être l’unité. Mais comment prôner l’unité quand tout était fait pour la saper ? Pire, quand le sommet de l’Etat lui-même encourageait les fractures, alimentait les haines, dressait les populations les unes contre les autres et soufflait sur les braises du ressentiment ? »
Ces mots sont de Mariann Edgar Budde1, l’évêque qui osa, dans son homélie, s’adresser à Trump, fraichement élu. Elle le regarda droit dans les yeux et l’incita à faire preuve de compassion pour tous celles et ceux… qu’il allait, avec sa bande MAGA, harceler dès le lendemain : les immigré·es et les membres de la communauté LGBTQIA+, notamment, mais pas que.
Souffler sur les braises du ressentiment : une expression sur laquelle il est essentiel de s’arrêter tant elle me parait juste pour décrire ce qui se passe aujourd’hui, un peu partout dans le monde, y compris dans notre petit pays. Le ressentiment est, j’en ai l’intime conviction, au cœur des évolutions sociétales qui, sur fond d’une fragilisation préoccupante de la démocratie, conduisent de plus en plus de citoyen·nes à voter pour des droites radicales ou extrêmes portées par des « hommes forts » qui ont recourt au populisme et font craindre un retour du fascisme. Un concept clé, comme celui de déni.
Un exemple récent ? A Londres, le samedi 13 septembre 2025, entre 110.000 et 150.000 personnes se sont réunies à l’appel de Tommy Robinson2, figure de l’extrême droite britannique, soutenu, pour la circonstance, par Eric Zemmour, Steve Bannon… « La majorité silencieuse ne restera plus silencieuse » clame Robinson, « aujourd’hui marque le début de la révolution culturelle ». Elon Musk, y déclara, par video-conférence : « Que vous choisissiez ou non la violence, la violence viendra à vous, soit vous ripostez, soit vous mourez ». T. Robinson, a été, pour rappel, condamné et emprisonné à plusieurs reprises pour violence et propos diffamatoires anti-réfugiés et anti-islam. La « liberté d’expression » était la revendication principale de cette manifestation, soit la liberté d’exprimer de manière décomplexée et assumée sa haine de l’Autre, l’immigré, le musulman, le woke, le membre de la communauté LGBTQIA+ et tout ce qui pourrait s’apparenter à la gauche. Il y a une probabilité très élevée que de nombreuses personnes présentes fussent mues par « la passion ressentimiste ». Il en est de même pour de nombreux membres de la communauté MAGA (Make America Great Again).
Allez, un dernier exemple : les réactions aux Etats-Unis suite à l’assassinat de Charlie Kirk alors qu’on n’avait pas encore retrouvé le meurtrier présumé : « Pour le monde MAGA le plus ardent, l’assassinat de Charlie Kirk vient confirmer tous les préjugés sur la bataille culturelle et politique déchirant l’Amérique. Ce crime nourrit leur ressentiment, accentue leur haine de cet ennemi insaisissable et tentaculaire, qui prend différents noms : « Etat profond », « gauche radicale », « idéologie woke », « terrorisme trans », tous ces mots qui tournent en boucle sur les ondes trumpistes depuis des années »3. Une étude récente indique pourtant que « les radicaux d’extrême droite ont commis beaucoup plus de meurtres motivés par l’idéologie que les radicaux d’extrême gauche ou les islamistes radicaux » de 1990 à aujourd’hui, et que « l’extrémisme violent militant, nationaliste et suprémaciste blanc a augmenté aux Etats-Unis ».
Notons que, chez nous, le président du MR a surfé sur cet événement pour pointer du doigt la gauche4.
La mouvance nationaliste européenne, de son côté fait de Charlie Kirk un « martyr » et dénonce également, dans la foulée, la gauche. En outre, au Parlement européen : « Les extrêmes droites (…) ont aussitôt milité pour que l’on rende hommage à Charlie Kirk. La surenchère est venue très vite : pourquoi ne pas lui remettre le prix Sakharov de la liberté d’opinion ? a proposé Reconquête ! Pourquoi ne pas exiger une minute de silence en plénière du Parlement européen ? a lancé un député suédois, soutenu illico par le Rassemblement national. Pourquoi se gêner et ne pas détourner le slogan « Je suis Charlie » ? a osé Jordan Bardella. « 5 L’administration de Trump, de son côté « est décidée à confondre ses adversaires désignés dans un maelström criminel : ceux qui brûlent le drapeau américain, ceux qui incendient les voitures Tesla, les militants propalestiniens sur les campus, les opposants aux opérations de l’agence Immigration and Customs Enforcement (ICE) contre les clandestins, et même tous ceux qui associent Donald Trump et Charlie Kirk à une nouvelle forme de fascisme, « une rhétorique directement responsable du terrorisme », estimait le président au soir de l’assassinat ». De fait, ce crime nourrit leur ressentiment !
Ci-Gît l’amer ou le ressentiment analysé par Cynthia Fleury
(Incise : l’approche du ressentiment à partir de l’essai de Cynthia Fleury est développée en 3 parties.
Premier volet : Le ressentiment, « ce mécontentement sourd qui gangrène l’individu et la société »
Second volet : La démocratie est fragile, le ressentiment la menace
Troisième volet : « Guérir du ressentiment »)
Mais qu’est exactement le ressentiment ?
Pour comprendre au plus juste cette notion, l’ouvrage que Cynthia Fleury lui consacre6 est probablement la synthèse et l’analyse critique la plus approfondie à ce jour : « nous voilà, individus et Etat de droit, devant un même défi : diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre, et résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives » nous propose-t-elle. Sa qualité de philosophe jointe à celle de psychothérapeute donne à l’ouvrage une finesse d’analyse exceptionnelle.
Parler du ressentiment, c’est aussi un moyen de changer de focale : on laisse de côté les « hommes forts » dont on parle déjà beaucoup trop, pour se concentrer sur celles et ceux qui les adoubent. Qu’est-ce qui lie cette masse relativement indifférenciée à leur héros ?
La démarche de Cynthia Fleury vise à établir un lien entre psychopathologie individuelle et pathologie sociale, montrant comment les dysfonctionnements individuels et collectifs s’articulent et se renforcent mutuellement.
Le livre se divise en trois parties : “L’amer”, “Fascisme”, et “La mer”, qui explorent respectivement la nature du ressentiment individuel, ses manifestations politiques collectives, et les voies de dépassement (car oui, il est possible de guérir du ressentiment).
Dans cet article, je me concentrerai sur la première partie, la plus complexe : ce qu’est le ressentiment, sa définition, ses signes cliniques7.
Groll
L’allemand, précise la philosophe, possède un mot qui indique très bien ce que serait le ressentiment : Groll. « C’est la rancœur, le fait d’en vouloir à » et ce en vouloir à prend la place de la volonté, une énergie mauvaise se substitue à l’énergie vitale, joyeuse (…). Le ressentiment allant, tout est contaminé. Tout fait boomerang pour raviver le ressentiment, tout fait mauvais signe. Le sujet devient « gros » ; il perd de son agilité, si nécessaire à la possibilité du mouvement, qu’il soit physique ou mental. « Trop plein, enserré, le sujet est à la limite de la nausée et ses vomissements successifs, ses vociférations n’y feront rien ; elles ne l’apaiseront qu’un temps très court ». Le ressentiment provoque une « déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté de jugement ». Produire un jugement éclairé devient difficile.
Le ressentiment relève de la « rumination », du choix de ruminer ou de l’impossibilité à ne pas ruminer.
Dénigrer les autres ne suffit pas au ressentiment. « Il faut un pas de plus, celui de la mise en accusation. Celle-ci est toutefois sans objet réel, elle vire à la délation, à la désinformation. Il faut bien fabriquer le cadavre, vu qu’il n’y a pas eu meurtre. Dorénavant l’autre sera coupable ». Une sorte de « dépréciation universelle s’enclenche ».
Avec le ressentiment survient aussi la fin du discernement, qui est la capacité de ressentir pleinement sans confusion, de sentir et de reconnaitre, d’identifier et non de confondre. Nos époques mettent à mal cette aptitude du discernement : « la saturation de l’information, notamment fausse, le réductionnisme dont font preuve les nouvelles formes d’espaces publics (notamment les réseaux sociaux) nourrissent des assauts incessants contre le discernement qui n’a structurellement pas le bon rythme pour résister. Discerner suppose du temps, de la patience, de la prudence, un art de scruter, d’observer, d’être à l’affût ».
« Le ressentiment est une astuce psychique consistant à considérer que c’est toujours la faute de l’autre et jamais la sienne. C’est un poison d’autant plus létal qu’il se nourrit du temps pour grossir et gagner en profondeur le cœur des hommes ».
Les porteurs du ressentiment, ce sont les déclassés, ceux qui sont qualifiés de façon méprisante comme « surnuméraires », les « inutiles », ceux qui ont « eu », ou simplement le sentiment d’avoir eu, et qui ne constatent désormais que la perte. On peut constater qu’il y a là un écho aux propos tenus, à propos d’elles-mêmes, dans les manifestations relevant ouvertement de l’extrême droite.
« Le moi de ressentiment, est une sorte de « faux self », de personnalité simulacre, pleine d’entêtements, d’arrogances, de rancunes et d’hostilités – derrière laquelle se dissimule un vrai moi fragile, grégaire et asservi.
Le ressentiment tue l’humilité.
Un des points fondamentaux concernant les « caractères » du ressentiment est « le fait de ne plus savoir voir, de perdre l’accès au juste regard sur les choses, de perdre cette capacité d’émerveillement et plus simplement d’admiration – donc pas seulement un aveuglement, mais une difformation de tout, comme si le sujet se crevait les yeux, comme s’il perdait également l’accès à sa propre capacité de générosité. Bien plus, l’homme du ressentiment, d’une incapacité à admirer, passe à une incapacité à respecter quoi que ce soit, et pas seulement l’objet de son ressentiment ».
Le ressentiment est « un auto-empoisonnement psychologique, c’est une maladie auto-immune, une forme d’emprisonnement où le sujet devient son propre geôlier ».
« La personne atteinte de ressentiment va produire systématiquement des non-solutions, de la non-issue. Comme dans les thèses paranoïaques, il y a sans cesse des biais de confirmation de la thèse initiale. Et tout ce qui est proposé comme possibilité de s’en extraire est refusé : “ce n’est pas possible”, cela a “déjà été fait”, “ça ne marche pas”, “ça ne sert à rien”, “c’est injuste”… »
Choisir de s’illusionner au service de la pulsion de destruction
Dans le passage suivant, qui aborde la question de la persécution, on peut mieux saisir le fait que, pour Cynthia Fleury, le ressentiment est un choix subjectif fait, consciemment ou non. Dans leur situation, les « hommes du ressentiment » auraient pu faire d’autres choix, mais ils ne l’ont pas fait pour jouir de ce que le ressentiment leur permet en termes de violence, de haine. Cela indique aussi que sortir du ressentiment est possible, pour toutes et tous. Dès la première page de son livre, elle affirme : « il y a ici une décision, un parti pris, un axiome : ce principe intangible, cette idée régulatrice, c’est que l’homme peut, que le sujet peut, que le patient peut. Il ne s’agit ni d’un vœu pieux ni d’une vision optimiste de l’homme. Il s’agit d’un choix moral, et intellectuel, au sens où le pari est posé que l’homme est capable (…) il est agent, l’agent par excellence ».
Revenons à la persécution :
« Le ressentiment est une maladie de la persécution : se croire sans cesse l’objet d’une persécution extérieure, se ressentir uniquement victime, refuser la responsabilité de son sujet dans cette position-là. Et cette maladie de persécution vire à la jouissance de cette détestation, car il y a bien détestation de cette position de soumission, mais il y a préférence de croire cette soumission sans reste, pour mieux la renverser et donner libre cours à sa pulsion de destruction de l’autre, pleinement justifiée. Or il y a du reste. Mais l’homme du ressentiment choisit de s’illusionner et de ne pas voir ce reste car ce dernier lui offrirait la possibilité d’un recours, d’une issue, mais aussi d’un effort, d’une responsabilité propre. Mieux vaut haïr qu’agir, et communiquer cette haine à un groupe, dont les individus ont fait le même choix de l’illusion d’une soumission sans reste ; dès lors, le mécanisme de haine généralisée peut s’enclencher et produire un agir uniquement construit à partir de la cruauté des pulsions, un agir qui n’est nullement agir, mais qui, avec le nombre, le quantitatif, produit un renversement qualitatif, qui peut donner l’illusion d’une véritable action, alors même qu’il est réaction de masse ».
La colère n’est pas le ressentiment
Un point d’attention important : « Ressentiment et colère ne sont pas assimilables. Le ressentiment est un approfondissement, un enlisement dans la colère et dans l’envie. C’est un affect mêlé : colère, envie et haine combinées. Le sujet est piégé, il ne peut plus bouger. Le ressentiment devient sa propre finalité. La colère, elle, n’est pas sa propre finalité. Elle se vit un instant, elle peut servir de déclic, de réveil pour faire quelque chose. »
Le philosophe allemand Peter Sloterdijk rappelle que « la colère constitue l’un des moteurs principaux de la civilisation occidentale. Notre histoire est un long récit de colères étouffées, réprimées, massacrées, mais aussi d’insurrections et de réformes fécondes. Il montre comment la plupart des progrès sociaux ont été conquis lorsque les citoyens ont choisi d’« investir » leurs affects dans de grandes « banques de colère – partis, syndicats, mouvements – au lieu de les épuiser en récriminations désorganisées.
Sans ces médiations, elle explose en ressentiments ou en violences stériles, vite réprimées par le pouvoir. Avec elles, la colère devient une énergie créatrice, capable de peser durablement sur les institutions8 ».
Ressentiment, démocratie et fascisme
Enfin, mais j’introduis là, brièvement, ce qui sera l’objet d’un second article, Cynthia Fleury analyse le fascisme comme une manifestation collective du ressentiment, « Le fascisme, dans son acceptation de masse, fonctionne autour de cette vengeance du faible, mais avec une identification – petit à petit – au fort, vengeant les faibles ».
Et, indique-t-elle aussi, la démocratie favorise le ressentiment…
Dès lors que l’on cerne mieux ce que le ressentiment signifie au niveau individuel, nous examinerons, toujours en compagnie de Cynthia Fleury, ses manifestations au niveau collectif, ses liens tant avec le fascisme qu’avec la démocratie, mais aussi avec le capitalisme dominant aujourd’hui.
Crédit image illustration : Adobe Stock
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- « Ayez pitié, monsieur le Président » : le jour où une évêque s’est dressée face à Donald Trump, premier volet de la série « L’Amérique des résistantes » parue dans le journal Le Monde, https://www.lemonde.fr/international/article/2025/09/08/ayez-pitie-monsieur-le-president-le-jour-ou-une-eveque-s-est-dressee-face-a-donald-trump_6639758_3210.html, consulté le 10/09/2025. ↩︎
- A Londres, plus de 110.000 personnes dans les rues samedi, « la plus grande manifestation d’extrême droite jamais organisée au Royaume-Uni », Le Monde, 13/09/2025, https://www.lemonde.fr/international/article/2025/09/13/a-londres-110-000-personnes-manifestent-a-l-appel-du-militant-d-extreme-droite-tommy-robinson_6640846_3210.html ↩︎
- https://www.lemonde.fr/international/article/2025/09/12/apres-l-assassinat-de-charlie-kirk-l-administration-trump-entre-deuil-et-desir-de-vengeance_6640494_3210.html consulté le 13/09/2025 ↩︎
- Introduisez « Bouchez et Charlie Kirk » sur google et lisez les titres de la presse francophone belge. ↩︎
- Une tribune de Nathalie Loiseau (FR, Renew) dans Le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/09/16/nathalie-loiseau-eurodeputee-apres-l-assassinat-de-charlie-kirk-il-y-a-des-silences-qui-en-disent-plus-que-de-longs-discours_6641418_3232.html?search-type=classic&ise_click_rank=1 ↩︎
- Ci-Gît l’amer. Guérir du ressentiment, Cynthia Fleury, Editions Gallimard, 2020, 325p. Le présent article la cite abondamment le texte de Cynthia pour ne pas tronquer son analyse fine. J’en ai extrait les passages qui me semblaient les plus significatifs tout en étant accessibles, mais sans prendre le risque d’affadir le propos. ↩︎
- Dans un prochain texte, je compléterai avec les deux autres parties. ↩︎
- Sans colère, il n’y a jamais eu de progrès social, Eric la Blanche, Le Monde, 12/09/2025, p21. ↩︎
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